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Les Cornes d'ivoire - Lorris Murail

Par Emmyne

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1 - Afirik

Dans le futur, des Maîtres noirs règnent sur les deux continents, l'Afirik en plein essor et l'ancienne Europe, aujourd'hui dévastée par les épidémies. Des bateaux conduisent en Afirik, par dizaines de milliers, des esclaves blancs, ceux qu'on nomme les Cornes d'ivoire. Du lointain passé, la jeune Mari ne sait pas grand-chose. Esclave dans une plantation de Kassamansa, elle rêve d'en apprendre davantage sur le pays mythique de ses ancêtres. Leur langue s'est perdue et, de leurs traditions et croyances, il ne subsiste que quelques rites obscurs. Même si Mari partage la vie de ses frères dans le village blanc, elle fait figure de privilégiée. Compagne de jeu et souffre-douleur de la petite Lisha, elle est admise dans la somptueuse demeure de ses Maîtres noirs. Un drame va faire basculer sa vie...

- Pocket Jeunesse -

Lorris Murail signe, avec ce premier tome de trilogie, une uchronie. Les grandes épidémies ont anéanti l'Europe, la société occidentale est réduite à la misère, à la déchéance. Parallèlement, le continent africain se développe économiquement au point de dominer les pays du Nord, d'en réduire les populations en esclavage.

Lorsque débute le roman, cette situation est un état de fait depuis plusieurs générations. Le renversement historique que pratique Lorris Murail est mené de main de maître, la reconstitution inversée plus que fidèle sans facilité. Les correspondances sont édifiantes, il en est parfois difficile de ne pas voir les grandes plantations américaines. Tous les aspects de l'esclavage sont pointés : voyage à fond de cale, et vente sur un marché, déni de l'humanité, personnes réduites à des " choses " considérées dépourvues d'intelligence, de sentiment, de biens propres - simple valeur marchande, parfois moins qu'une bête -, perte identitaire culturelle par l'oubli d'un peuple déraciné qui ne peut transmettre que partiellement sa mémoire - qui se mêle peu à peu à celle de la terre africaine - dont les croyances chrétiennes sont apparentées au cannibalisme donc à la barbarie ( perte du sens des mots de la langue d'origine, de celui des symboles religieux ), séparation des familles, abus sexuels, humiliations et, évidemment, le dénigrement de l'apparence physique. Les Blancs sont ces Cornes d'Ivoire du titre en réponse à l'expression Bois d'ébène. La peau claire n'engendre que répulsion et insultes ( la preuve, elle n'est pas adaptée au climat, chair blafarde qui rougit et cloque au soleil  ) : dégoût pour la pâleur, l'odeur des Faces de Craies, Têtes de Lune, Culs de Babouins...

" Mari ferma les yeux. Et même quand le fracas du tonnerre ébranla le sol sous ses pieds, elle ne les rouvrit pas. Gakere s'agitait autour d'elle. Il pouvait faire ce qu'il voulait. Il n'y avait pas de justice pour les Blancs, que des devoirs et des châtiments. Parfois, on trouvait dans les bois le corps d'une pauvre fille. En bon régisseur, Fuli Fak inscrivait alors sur son livre de comptes une perte de cinq cents cauris. "

L'échange est terriblement efficace et convaincant. L'aventure de la jeune héroïne ne débute vraiment qu'après les deux cents premières pages - sur les cinq cents du volume qui filent -. Sans la moindre longueur, cette mise en place du contexte est aussi prenante qu'élaborée. L'auteur explose et déploie l'univers avec brio. Il montre à travers les scènes quotidiennes comment l'esclavage et le racisme sont ancrés dans les mentalités sans diaboliser les personnages des " maîtres" - même si certains sont pervers ou décadents - dans l'esprit des domestiques nés la peau sombre racontant des légendes qui justifient la notion de race et celle d'infériorité ou de malédiction.

" Si le Grand Esprit vous a faits comme ça, c'est qu'il avait sans doute ses raisons. A mon avis, c'est pour qu'on repère dans la nuit ceux qui auraient envie de filer en douce. "

Les descriptions de la vie sur le domaine permettent de faire la part belle à la culture africaine, à ses traditions, ses beautés, aux paysages, à cette nature. Roman adolescent, il relate une double quête, celle de la liberté et, à travers elle, celle des origines. La progression est parfaitement gérée, les épisodes se succèdent, s'enchaînent, les références culturelles, qu'elles soient africaines ou occidentales, restent toujours accessibles. L'intrigue, cruelle sans violence complaisante, a du rythme, celui d'une épopée. Les nombreux personnages, l'originalité des personnalités, lui donnent sa richesse sans égarer le lecteur et l'inscrivent dans cet univers uchronique captivant, miroir historique en alterité. Il y a des mondes et du monde dans ce roman, à la fois dense et fluide, celui des villes et celui des grands propriétaires terriens. On y rencontre des affranchis, des rebelles et des marchands, des hommes visionnaires qui croient au progrès techniques et humains, à la libération des hommes par le travail des machines, des jeunes utopistes qui refusent de regarder les couleurs de peau, des assassins qui n'agissent que nuitamment cagoulés...Toute une société que le second volume quitte pour partir à la découverte du " Septentrion ".

Un premier tome et déjà une réussite. Le retour sur la terre des ancêtres est prévu pour 2012, je l'attends impatiemment.

- Une interview ICI ainsi qu'une video ICI dans lesquelles Lorris Murail explique ses motivations, la création de l'univers par analogies et annonce la suite -

- Le billet de SBM -

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