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L’espionnage sans peine…

Publié le 26 avril 2011 par Savatier

 La fausse affaire d’espionnage dont Renault se croyait victime pourrait nourrir un bon roman à suspens, pourvu que l’écrivain intéressé par ce projet réussisse à harmoniser trois répertoires littéraires très distincts : Kafka, Courteline et Les Pieds Nickelés. Kafka, pour décrire l’enfer absurde qu’ont dû vivre les trois cadres injustement accusés ; Courteline pour traiter de la légèreté et de la naïveté de la direction de l’entreprise jusqu’au plus haut niveau, enfin les Pieds Nickelés pour aborder la tentative d’escroquerie présumée d’un responsable de la sécurité (peut-être lui-même manipulé), qui ressemblait à un bricolage consternant, sans oublier la manière rocambolesque dont le dossier fut géré en interne sans en référer, comme cela semblait cependant logique en pareil cas, à la DCRI.

Lorsqu’en février dernier, j’avais évoqué ce scandale devant mes étudiants en intelligence économique, je leur avais indiqué que les cadres concernés étaient sans aucun doute innocents et que cette affaire relevait d’une probable barbouzerie. A l’époque, et surtout après les déclarations péremptoires de Carlos Ghosn, cette affirmation était risquée. Depuis que l’enquête a révélé que l’espionnage en question n’était qu’une fiction, ces mêmes étudiants n’ont pas manqué de me demander par quel cheminement j’avais abouti, si tôt, à une analyse aussi proche de la réalité. Il serait trop long d’entrer ici dans les détails, mais trois aspects au moins méritent d’être soulignés car ils sautent aux yeux de tout observateur.

Que trois cadres de haut niveau et qui avaient un bel avenir devant eux, dont le salaire annuel devait probablement s’élever à 150 ou 200.000 €, eussent été assez stupides pour compromettre leur carrière, non dans leur entreprise, mais dans toute une profession, pour des sommes qui ne dépassaient pas ces montants, était une vue de l’esprit.

Par ailleurs, la méthode ressemblait bien peu à celles qu’emploient les Chinois en quête d’informations stratégiques.

Enfin, il faut bien admettre que, si des employeurs recrutent d’anciens agents du renseignement d’Etat pour s’occuper de sécurité ou d’intelligence économique, cette approche présente parfois certains inconvénients. Sans doute ont-ils affaire, dans la majorité des cas, à des professionnels aguerris et sérieux, mais on comprendra facilement que, pour certains d’entre eux, avoir usé légitimement pendant de nombreuses années de méthodes plus ou moins illégales au service de l’Etat ne s’oublie pas si vite – la tentation d’utiliser un réseau relationnel et amical encore en service actif non plus. Des affaires de pratiques douteuses et d’espionnage industriel dont la presse se fait régulièrement l’écho illustrent ces dérives, tant en France qu’à l’étranger. Or, l’intelligence économique requiert un strict respect de l’éthique et des lois, ce n’est pas un métier de barbouze, en dépit d’une image répandue. Ou, à tout le moins, ce ne devrait pas l’être.

Au-delà de l’analyse logique, j’avais également eu recours à un outil moins rationnel et, naturellement, faillible : l’intuition. Celle-ci, qui n’a rien de commun avec la boule de cristal ou le marc de café, reste difficile à expliquer. Elle est issue de vingt années de pratique de l’intelligence économique en entreprise, d’où naît une certaine aptitude à déceler les formes plus ou moins sophistiquées d’intoxication. C’est cette même intuition qui m’avait fait douter, lorsque j’écrivais mon essai sur L’Origine du monde de Gustave Courbet, en 2005, de la « version officielle » du trajet suivi par le tableau lors de la Seconde guerre mondiale. Des recherches dans les archives hongroises m’avaient apporté tous les documents nécessaires à invalider cette version et à démontrer la stratégie de désinformation que le gouvernement communiste des années 1970 avait mise en place pour tromper les historiens de l’art et dissimuler une réalité encombrante, à savoir les vols massifs d’œuvres d’art perpétrés par l’Armée rouge, en 1944 et 1945 dans toutes les zones d’où elle avait chassé les Nazis et, notamment, à Budapest où se trouvait le tableau.

En matière de renseignement, l’intuition n’est probablement pas un don, mais plus simplement le fruit de l’expérience. Elle s’acquiert au fil des années. Mais pour ceux, cadres de PME, étudiants ou particuliers débutants, qui souhaiteraient acquérir toutes sortes d’informations sur des entreprises, des personnes, un environnement, etc., un guide écrit par Philippe Dylewski, Confessions d’un privé (Editions L’Express, 240 pages, 15 €) peut apporter un certain nombre de conseils et de méthodes de base.

Avant de devenir détective privé en Belgique, l’auteur exerçait la profession de psychologue spécialisé dans le recrutement, une fonction qui lui a permis de connaître le monde des affaires, ce qui le différencie de beaucoup de ses confrères, dont l’approche et les pratiques suscitent, non sans raison, la méfiance des spécialistes de l’intelligence économique. Ce professionnalisme se sent à la lecture du livre ; son but est de révéler des astuces et des méthodologies permettant d’obtenir rapidement des résultats concrets là ou d’autres ouvrages se perdent en théories inapplicables ou en anecdotes folkloriques et stériles.

L’activité de renseignement pourrait se définir en quatre étapes : acquérir, vérifier, traiter (en particulier, interpréter) et livrer des informations pertinentes à son « client ». A cela s’ajoutent, s’agissant d’intelligence économique, d’autres domaines, notamment le lobbying et la protection contre les attaques dont une entreprise ou une personne pourraient être la cible. Confessions d’un privé fournit des techniques pragmatiques permettant aux néophytes d’aborder ces questions au moyen d’outils simples et assez efficaces, même si l’aspect “interprétation de l’information”, qui demande une expertise particulière pour assister les décisions stratégiques, reste ici très vague.

Ainsi, l’exploitation de toutes les fonctionnalités de Google, que la plupart des utilisateurs de ce moteur de recherche ignore, est ici expliquée pas à pas, à l’aide de copies d’écran. D’autres méthodes d’acquisition de l’information s’y ajoutent, dont certaines se révèlent douteuses d’un point de vue éthique, voire illégales. L’auteur n’oublie pas d’avertir ses lecteurs du danger de ces pratiques et des risques encourus de les employer s’ils se prenaient à jouer les apprentis espions. Mais il est important, pour une entreprise, de savoir qu’elles existent et pourraient être utilisées contre elles par des concurrents peu scrupuleux. Quelle PME se méfie, en effet, d’un faux client potentiel, d’un faux journaliste, d’une annonce de recrutement fictive ou d’un stagiaire moins innocent qu’il n’en a l’air ? Combien d’entreprises surveillent sur la toile ce que l’on dit d’elles ? S’il s’avère contreproductif de céder à la paranoïa, il est tout aussi dangereux de manifester un angélisme béat. A l’opposé, beaucoup de chefs d’entreprise imaginent que recueillir des informations sur les acteurs de leur marché (concurrents, clients et fournisseurs) est contraire à l’éthique et relève de l’espionnage industriel, alors que plus de 90% des données intéressantes sont publiques et libres d’accès ; il suffit de savoir où et comment les chercher. Car ce n’est pas l’absence d’information qui peut paralyser une telle démarche, mais, paradoxalement, son abondance croissante.

D’autres chapitres traitent des filatures (que je ne saurais trop déconseiller !), des logiciels et matériels (certains légaux, d’autres non) utilisés par les spécialistes. La dernière section, consacrée aux comportements d’influence et de manipulation, se révèle assez intéressante, en offrant des techniques plutôt efficaces pour, par exemple, détecter un mensonge ou identifier l’origine de fuites. Sur ce dernier point, et en poussant le raisonnement à ses limites, il n’est pas interdit de penser que si les dirigeants de Renault avaient lu ce petit guide, ils ne se seraient peut-être pas aussi facilement laissés manipuler.

Cet essai est donc à recommander à tous ceux qui désirent explorer un domaine qu’ils jugent utile sans le connaître. Le seul reproche que je ferai à Philippe Dylewski concerne son choix stylistique. Certes, un tel ouvrage pratique ne saurait prétendre à une dimension littéraire ; tel n’est pas sa finalité. Mais l’emploi quasi constant d’un style purement oral, trop familier et à la frontière de la trivialité, agacera bien des lecteurs qui ne sont, finalement, ni des stagiaires de base, ni les « copains » de l’auteur. L’éditeur préfère parler d’un « ton très décontracté, voire humoristique », nous lui laisserons la responsabilité de cette indulgence. Il n’empêche, ceux que ne rebutera pas cet obstacle purement formel profiteront pleinement de ce livre.

Illustrations : Affiche et photographies tirées du film culte ”Les Barbouzes”, de Georges Lautner (1964).


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