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Une heure exquise : Gabriel Fauré par l'Ensemble Contraste et Karine Deshayes

Publié le 02 mai 2011 par Jeanchristophepucek
jean beraud le pont des arts journée de vent

Jean Béraud (Saint-Pétersbourg, 1849-Paris, 1936),
Le Pont des Arts, jour de vent
, c.1880-81.

Huile sur toile, 39,7 x 56,5 cm, New-York, Metropolitan Museum.

centre musique romantique francaise palazzetto bru zane
Proposer sur un même disque le Quatuor avec piano en ut mineur et La Bonne Chanson de Gabriel Fauré, deux œuvres qui, bien que composées à une quinzaine d’années de distance l’une de l’autre, partagent à l’évidence un esprit commun, est une excellente idée, tout comme l’est d’en confier l’interprétation à de talentueux jeunes artistes habitués à travailler ensemble. Autour de ce projet doublement vivifiant, réalisé avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, se sont donc réunis l’Ensemble Contraste et la mezzo-soprano Karine Deshayes, une rencontre immortalisée par Zig-Zag Territoires dans le cadre de sa collection « Printemps des arts de Monte-Carlo ».

Même s’il convient de se méfier de toute simplification dès que l’on aborde l’univers de Fauré, on peut avancer sans grand risque d’erreur que les deux partitions composant ce programme font partie des rares où, faisant primer un enthousiasme d’une fébrilité presque juvénile sur sa coutumière pudeur, il lève un coin du voile sur son intimité en laissant filtrer ses sentiments personnels. Toutes deux ont connu leur création officielle, avec le compositeur au clavier, à la Société nationale de musique, le Quatuor avec piano en ut mineur le 14 février 1880, La Bonne Chanson, dans sa version pour voix – celle de Jeanne Remacle – et piano, le 20 avril 1895, après deux auditions privées chez la comtesse de Saussine, le 25 avril 1894, et chez le peintre Madeleine Lemaire, le 26 mars 1895, où la partie vocale avait été confiée au ténor amateur, mais très goûté pour la qualité de son timbre, Maurice Bagès de Trigny, un intime de Pierre de Bréville.

gabriel emmanuel faure prunay
Le Quatuor avec piano en ut mineur a été composé entre 1876 et 1879, mais son Finale fut entièrement réécrit à la suite de la première audition ; l’œuvre, sous sa forme définitive actuelle, a été donnée le 5 avril 1884. Son élaboration a été lente et discontinue, notamment parce qu’elle a pris place durant une période troublée et douloureuse de la vie de Fauré, accaparé par ses charges à la Madeleine et meurtri par la rupture de ses fiançailles avec la fille de Pauline Viardot, Marianne, en octobre 1877. Sans vouloir à tout prix relier parcours personnel et artistique, une démarche que le musicien était le premier à désapprouver, il semble néanmoins probable que ce quatuor porte témoignage, au travers du romantisme enflammé de son premier mouvement, de la vigueur primesautière voire amusée de son Scherzo, du pathétique maîtrisé mais néanmoins particulièrement étreignant de son Adagio, des moments de grâce et de complicité comme des déchirements dont on peut certes arguer, pour écarter toute tentative de lecture biographique, qu’ils sont communs à bien des histoires d’amour, mais qui correspondent de trop près à la situation personnelle du compositeur pour ne pas éveiller quelque suspicion.

Ces réserves d’interprétation ne s’appliquent pas à La Bonne Chanson, un cycle de neuf mélodies sur des poèmes de Paul Verlaine composé principalement entre août 1892 et décembre 1893 avec un ultime ajout en février 1894 (L’hiver a cessé), donné ici dans sa transcription pour piano et quintette à cordes réalisée par Fauré, qui la considéra rapidement comme une « superfétation », à l’occasion d’une représentation privée à Londres le 1er avril 1898. En effet, on sait maintenant que l’œuvre a été inspirée au musicien par sa passion pour Emma Bardac, future madame Debussy, sa voisine lorsqu’il séjournait, en été, chez ses beaux-parents à Bougival. Fauré reconnaissait lui-même n’avoir « rien écrit aussi spontanément que La Bonne Chanson », ce coup de vent amoureux qui balaie une existence jusqu’ici un peu trop bien rangée en y faisant souffler les espoirs les plus fous (Puisque l’Aube grandit), en permettant au cœur jusqu’ici muet de faire entendre ses palpitations affolées et ses élans irrépressibles (J’ai presque peur, en vérité), en faisant miroiter mille joyeuses couleurs au grand soleil de l’allégresse (Donc, ce sera par un clair jour d’été). Il y a, tout au long de ces pages dont l’audace fit déclarer à Saint-Saëns que son élève était devenu « complètement fou », un élan radieux qui ne se retrouvera plus ensuite de façon aussi franche chez Fauré, comme si la passion avait tracé une frontière embrasée entre la formidable pulsion vitale du bel aujourd’hui et un avenir qui cheminera, lui, vers une décantation de plus en plus accentuée.

ensemble contraste
Des jeunes musiciens de l’Ensemble Contraste (photographie ci-contre), dont ce disque constitue la première véritable incursion discographique dans ce qu’il est convenu d’appeler le « grand répertoire », on attendait une vision gorgée de cette spontanéité et de ce dynamisme que réclament les deux œuvres ; le pari est presque gagné. Dans le Quatuor en ut mineur, après deux premiers mouvements qui montrent de très belles qualités d’engagement, de caractérisation mais également un grand souci de la ligne et une certaine élégance, comme en atteste la fantaisie maîtrisée du Scherzo, l’Adagio s’impose comme un des plus réussis qu’il m’ait été donné d’entendre dans la discographie récente par sa sensibilité frémissante refusant toute emphase pathétique, son attention aux climats et à la lumière, rendus avec une subtilité et un équilibre qui en disent long sur l’écoute mutuelle et la maturité des musiciens. S’il ne démérite pas, l’Allegro molto final ne se situe, en revanche, pas complètement au même niveau que les mouvements précédents, car on y note quelques atermoiements et baisses de tension, comme si les interprètes avaient hésité à prendre ces huit minutes conclusives à bras le corps, ce que traduit bien un dernier accord « écrasé » là où la logique du morceau exige une péroraison autrement plus ferme.

karine deshayes
La même légère sensation d’inachèvement se fait jour à l’écoute de La Bonne Chanson, mais elle est due, cette fois-ci, à la chanteuse plus qu’aux instrumentistes. Ces derniers, en formation légèrement élargie, se montrent, en effet, des accompagnateurs aussi attentifs que réactifs, et l’écrin qu’ils offrent à la voix est si splendidement coloré, si intelligemment réalisé que leur prestation relativise grandement, à mes oreilles, les réserves que Fauré et ses commentateurs ont pu émettre quant à cette version londonienne du cycle. La mezzo-soprano Karine Deshayes (photographie ci-dessus) fait preuve, à mon sens, des mêmes qualités et des mêmes limites que dans son précédent disque de mélodies de Fauré publié en 2009 par le même éditeur. La voix est belle, d’une grande plénitude de timbre et d’une indiscutable assurance technique, elle sait instinctivement se mettre au service d’une vraie incarnation des mélodies et entraîne l’auditeur dans un univers d’une sensualité véritablement frémissante, palpitante, enveloppante, sans se départir pour autant d’un raffinement parfaitement en situation. On déplore d’autant plus que l’intelligibilité du texte soit quelquefois sacrifiée, même si ce n’est heureusement que de façon ponctuelle, sur l’autel de la recherche de la beauté sonore, tant l’implication de la chanteuse et de ses compagnons est tangible et sert tout le cycle avec un enthousiasme extrêmement séduisant.

Les amoureux de Fauré et, plus globalement, de musique de chambre française ne sauraient donc ignorer cet enregistrement que même ses légères imperfections rendent attachant et qui constitue un nouveau signe encourageant du regain d’intérêt de toute une frange de jeunes interprètes pour un compositeur dont les œuvres, Requiem excepté, ont mis longtemps à surmonter l’accusation d’être de purs produits de salon. On espère que le Palazzetto Bru Zane continuera longtemps à promouvoir ce type d’entreprise en offrant à ces interprètes prometteurs de nouvelles occasions de démontrer l’étendue de leur talent.

gabriel faure quatuor piano opus 15 la bonne chanson karine
Gabriel Fauré (1845-1924), Quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle en ut mineur, opus 15. La Bonne Chanson, opus 61 (arrangement pour piano et quintette à cordes).

Karine Deshayes, mezzo-soprano
Ensemble Contraste
Arnaud Thorette, alto & direction artistique
Johan Farjot, piano & direction musicale

1 CD [durée totale : 53’28”] Zig-Zag Territoires ZZT 110302. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Quatuor avec piano, op.15 :
Scherzo (Allegro vivo)

La Bonne Chanson :

2. [5] J’ai presque peur, en vérité (mi mineur)

3. [7] Donc, ce sera par un clair jour d’été (si bémol majeur)

4. [9] L’hiver a cessé  (si bémol majeur)

Illustrations complémentaires :

Gabriel Fauré chez ses beaux-parents à Prunay, avec son fils aîné Emmanuel, 1887. 21,5 x 16,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de l’Ensemble Contraste, extraite de son site, est d’Amélie Tcherniak.

La photographie de Karine Deshayes, extraite de son site, est de Vincent Jacques.


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