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Décodage de l'image - xv. de la notion de perspective dans l'art égyptien ?

Publié le 17 mai 2011 par Rl1948

 

   Si tous ceux qui ont l'occasion de modeler ou de peindre quelque ouvrage de grandes dimensions (...) rendaient la proportion véritable propre à la beauté des choses,  (...) les parties supérieures de l'ouvrage apparaîtraient plus petites qu'il ne faut, et les parties inférieures, de leur côté, plus grandes pour la raison que les premières sont pour nous vues de loin tandis que les secondes le sont de près.

PLATON

Le Sophiste, 235 e - 236 a

Oeuvres complètes, Tome 2, p. 286

La Pléiade, 1999

   Mardi dernier, amis lecteurs, j'avais avec vous un temps délaissé les sentiers de l'égyptologie pour très succinctement évoquer la notion de perspective en général, en insistant sur le fait que la communauté des historiens de l'art considère celui de la Grèce antique comme étant à l'origine du concept.

   Fort heureusement, une nouvelle génération vint, chercheurs qui regardèrent, à la suite de feu le grand égyptologue belge Roland Tefnin, l'image égyptienne avec nettement plus d'acuité. Et parmi eux, Dimitri Laboury que l'on peut considérer comme un de ses brillants successeurs.

   Choisissant, à la fin du siècle précédent, la statuaire de Thoutmosis III pour sujet de sa thèse de Doctorat, il prit conscience de certains écarts de proportions entre les éléments constituant le visage du souverain sur ses représentations de taille normale et celles, bien plus imposantes, pouvant atteindre près de trois mètres de hauteur.

   Un détail de son faciès lui sembla plus particulièrement révélateur, constituant  indiscutablement LE critère d'appréciation : les oreilles. Pour autant qu'elles fussent observées de profil.

   En effet, sur tous les exemples de taille humaine rencontrés ça et là, il appert que les artistes égyptiens les posaient de manière que l'ovale de la partie supérieure se situât à la même hauteur que les sourcils.

   S'écartant du cas spécifique du seul Thoutmosis III, l'impétrant devenu entre temps Professeur à l'Université de Liège, poussa son enquête à l'ensemble de la statuaire égyptienne et constata que des différences notoires pouvaient intervenir. C'est ainsi qu'après avoir attentivement examiné les colosses royaux des temples des rives du Nil, sans oublier le célèbre Sphinx de Guizeh mais aussi, dans les musées du monde entier, celles des têtes ayant manifestement fait partie de statues de taille considérable, sa constatation fut sans appel : si tous les monuments des Ancien et Moyen Empires présentaient des oreilles situées au même niveau que celui des plus petites figurations, à savoir, je le rappelle, à hauteur du sourcil pour ce qui concerne l'extrémité supérieure, dès le Nouvel Empire, des déformations apparaissent, altérations anatomiques indubitablement volontaires dans le chef du sculpteur, puisque systématiques.

   Il ne s'agissait donc nullement du fruit du hasard !

   Dès lors, elles avaient leur raison d'être.

     Mais avant de poursuivre, à ce stade de l'enquête, autorisons-nous  une première conclusion ressortissant au domaine de la temporalité : la volonté qu'un jour eut l'artiste égyptien de désirer modifier les détails d'un visage en changeant la position des oreilles d'une statue colossale n'intervint qu'au Nouvel Empire.

 

   Plus précisément encore, il semblerait que ce soit à partir du règne d'Hatchepsout si l'on en juge par la position légèrement surélevée des oreilles sur ses statues dites piliers osiriaques de la troisième terrasse de son temple de Deir el-Bahari ; soit, pour affiner : au XVème siècle avant notre ère.

   Pour Dimitri Laboury, il restait alors à cerner les raisons de semblables corrections physionomiques.

  

   Aux fins de poursuivre nos investigations, je vous propose de nous rendre avec lui au temple de Ramsès II, initialement situé le long du  Nil, à Abou Simbel.

   D'un premier coup d'oeil, depuis l'endroit actuellement prévu par les organisateurs pour permettre aux touristes d'assister au spectacle Son et Lumière, vous avez la nette impression que les oreilles sont placées bien plus haut que la normale traditionnelle.

Abou Simbel - Ramsès II - Cliché 1 (Dimitri)

   En revanche, si vous photographiez le souverain depuis le pied d'un colosse voisin, elles vous semblent singulièrement positionnées beaucoup plus bas.

Abou Simbel - Ramsès II - Cliché 4 (Dimitri)

   Et ce n'est en définitive que si vous immortalisez le visage royal à partir de l'extrémité de l'esplanade qui conduit au temple que vous obtiendrez la bonne configuration : le haut de l'oreille se situe au même niveau que le sourcil.

Abou Simbel - Ramsès II - Cliché 3 (Dimitri)

   Il est donc incontestable que le sculpteur égyptien de ces colosses magistraux les avait réalisés en fonction de la vision que l'on devait avoir en arrivant par l'allée antique, face au temple : à cet endroit, et uniquement de là, le dévot disposait du recul nécessaire pour admirer les traits de son souverain sans déformation aucune, au demeurant flagrante de partout ailleurs.

   Fort de cette constatation que les artistes égyptiens furent conscients, dès le Nouvel Empire, des distorsions qui pouvaient apparaître sur un visagen royal de hautes dimensions suivant l'endroit d'où il était regardé, au point d'en "corriger" certains détails, nous pouvons maintenant poser une seconde conclusion, d'importance, vous me l'accorderez amis lecteurs : il y eut bel et bien, à cette époque-là et uniquement  pour ce type de statues-là, prise en considération de la notion de perspective.

   Ces corrections systématiquement apportées aux traits des visages royaux colossaux - et pas à la statuaire en général, je le souligne une dernière fois - n'avaient d'autre but que l'élimination des déformations visuelles dues à un changement de position de celui qui regarde l'oeuvre ; ce que les savants appellent la parallaxe.

   A-t-on lu Jean-François Champollion ? A-t-on lu Jean Capart  ? Il semblerait que les théoriciens de l'art ne se soient jamais préoccupés de l'avis des égyptologues en la matière, persuadés qu'ils sont de ce miracle grec sans lequel nous ne serions que néant !

   Et pourtant, en 1924-25, lors de conférences aux Etats-Unis, le savant belge attirait à nouveau l'attention sur ce que son homologue français, un siècle plus tôt, avait déjà écrit : Comme l'avait très bien vu Champollion, les dessinateurs égyptiens évitent la perspective mais ne l'ignorent point.

     Dès lors, nous ne pouvons plus actuellement,  recherches du Professeur Laboury à l'appui, attribuer aux artistes grecs la paternité de la notion de perspective. Nous ne pouvons plus emboîter le pas aux anciens pour dénier à l'Egypte d'en avoir établi les prémices un bon millénaire auparavant, grâce à la connaissance qu'ils possédaient de certaines données mathématiques concernant, notamment, les fractions (1/2, 1/3, 1/4 ...), pour calculer à l'avance les corrections à apporter visant à pallier les distorsions optiques dues à la parallaxe.

     Cette précision n'est pas sans enjeu puisque, a contrario, elle annonce avec une clarté qui ne souffre aucune ambiguïté que si les Egyptiens n'utilisèrent que sporadiquement le concept de perspective, ce ne fut nullement par méconnaissance, mais par décision délibérée : ils plébiscitèrent l'aspectivité ; l'aspectivité, ils développèrent à l'envi.

   M'appuyant sur cette évidente anadiplose, je veux simplement insister sur le fait que cette caractéristique de leur art qu'avec vous j'ai dernièrement évoquée, ne répondit donc pas à un pis aller, à un défaut de compétence mais bien plutôt à une réflexion philosophique, une volonté consciemment engagée de donner une autre vision du monde, partant, du corps humain, plus métaphysique que fondamentalement biologique : s'en tenir non pas aux apparences  passagères des choses, mais plutôt à leur essence, et à leur permanence, situant de la sorte l'oeuvre dans une réalité intemporelle.

   D'emblée, j'ai ce matin convoqué Platon.

Permettez-moi maintenant, avant de prendre congé de vous, d'à nouveau donner la parole à Jean Capart, à juste titre considéré comme le père de l'égyptologie belge qui,  à la fin de sa première conférence américaine consacrée à quelques grands chefs-d'oeuvre égyptiens, s'interrogeait en ces termes :

   Le plaidoyer que j'ai fait emportera-t-il la conviction ?

Je demande qu'on tienne les artistes égyptiens pour égaux des grands maîtres de tous les temps et de tous les pays.

Au lecteur de conclure si cette prétention est exagérée.

   (Je suis heureux de pouvoir, une fois encore, exprimer ici toute ma gratitude et adresser mes remerciements les plus appuyés au Professeur Dimitri Laboury, de l'Université de Liège qui, avec l'indéfectible amitié qui nous lie depuis plus de deux décennies, m'a immédiatement permis d'exploiter ici les différents clichés qu'il avait réalisés de la tête d'un des colosses de Ramsès II au temple d'Abou Simbel pour étayer sa thèse dans l'étude de 2008 référencée ci-après.) 

(Capart : 1931, 34 et 48 ; Laboury : 2001, 109-13 ; ID. : 2008, 181-230 ; Peck : 1980, 23-5)


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