Magazine Journal intime

Victor-Marie Hugo, 26 février 1802 — 22 mai 1885

Par Eric Mccomber
Victor-Marie Hugo, 26 février 1802 — 22 mai 1885
Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux complots jumeaux, l'un avec les religieuses, l'autre avec Mr Madeleine, l'un pour le couvent, l'autre contre, avaient réussi de front. Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à faire n'était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu'il voulait. Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestienne s'ajustait au bonnet de Fauchelevent. La sécurité de Fauchelevent était complète.
Au moment où le convoi entra dans l'avenue menant au cimetière, Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard et se frotta ses grosses mains en disant à demi-voix:
—En voilà une farce!
Tout à coup le corbillard s'arrêta; on était à la grille. Il fallait exhiber le permis d'inhumer. L'homme des pompes funèbres s'aboucha avec le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un temps d'arrêt d'une ou deux minutes, quelqu'un, un inconnu, vint se placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. C'était une espèce d'ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et une pioche sous le bras.
Fauchelevent regarda cet inconnu.
—Qui êtes-vous? demanda-t-il.
L'homme répondit:
—Le fossoyeur.
Si l'on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine, on ferait la figure que fit Fauchelevent.
—Le fossoyeur!
—Oui.
—Vous?
—Moi.
—Le fossoyeur, c'est le père Mestienne.
—C'était.
—Comment! c'était?
—Il est mort.
Fauchelevent s'était attendu à tout, excepté à ceci, qu'un fossoyeur pût mourir. C'est pourtant vrai; les fossoyeurs eux-mêmes meurent.
À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne.
Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine la force de bégayer:
—Mais ce n'est pas possible!
—Cela est.
—Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c'est le père Mestienne.
—Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gribier. Paysan, je m'appelle Gribier.
Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.
C'était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. Il avait l'air d'un médecin manqué tourné fossoyeur.
Fauchelevent éclata de rire.
—Ah! comme il arrive de drôles de choses! le père Mestienne est mort. Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir! Vous savez ce que c'est que le petit père Lenoir? C'est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C'est le cruchon du Suresne, morbigou! du vrai Suresne de Paris! Ah! il est mort, le vieux Mestienne! J'en suis fâché; c'était un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai, camarade? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l'heure.
L'homme répondit:—J'ai étudié. J'ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais.
Le corbillard s'était remis en marche et roulait dans la grande allée du cimetière.
Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d'anxiété que d'infirmité.
Le fossoyeur marchait devant lui.
Fauchelevent passa encore une fois l'examen du Gribier inattendu.
C'était un de ces hommes qui, jeunes, ont l'air vieux, et qui, maigres, sont très forts.
—Camarade! cria Fauchelevent.
L'homme se retourna.
—Je suis le fossoyeur du couvent.
—Mon collègue, dit l'homme.
Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu'il avait affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.
Il grommela:
—Comme ça, le père Mestienne est mort.
L'homme répondit:
—Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d'échéances. C'était le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.
Fauchelevent répéta machinalement:
—Le bon Dieu....
—Le bon Dieu, fit l'homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père éternel; pour les jacobins, l'Être suprême.
—Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? balbutia Fauchelevent.
—Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.
—On ne se connaît pas tant qu'on n'a pas bu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse pas.
—D'abord la besogne.
Fauchelevent pensa: je suis perdu.
On n'était plus qu'à quelques tours de roue de la petite allée qui menait au coin des religieuses. Le fossoyeur reprit:
—Paysan, j'ai sept mioches qu'il faut nourrir. Comme il faut qu'ils mangent, il ne faut pas que je boive.
Et il ajouta avec la satisfaction d'un être sérieux qui fait une phrase:
—Leur faim est ennemie de ma soif.
Le corbillard tourna un massif de cyprès, quitta la grande allée, en prit une petite, entra dans les terres et s'enfonça dans un fourré. Ceci indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard. Heureusement la terre meuble, et mouillée par les pluies d'hiver, engluait les roues et alourdissait la marche.
Il se rapprocha du fossoyeur.
—Il y a un si bon petit vin d'Argenteuil, murmura Fauchelevent.
—Villageois, reprit l'homme, cela ne devrait pas être que je sois fossoyeur. Mon père était portier au Prytanée. Il me destinait à la littérature. Mais il a eu des malheurs. Il a fait des pertes à la Bourse. J'ai dû renoncer à l'état d'auteur. Pourtant je suis encore écrivain public.
—Mais vous n'êtes donc pas fossoyeur? repartit Fauchelevent, se raccrochant à cette branche, bien faible.
—L'un n'empêche pas l'autre. Je cumule.
Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot.
—Venons boire, dit-il.
Ici une observation est nécessaire. Fauchelevent, quelle que fût son angoisse, offrait à boire, mais ne s'expliquait pas sur un point: qui payera? D'ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait. Une offre à boire résultait évidemment de la situation nouvelle créée par le fossoyeur nouveau, et cette offre il fallait la faire, mais le vieux jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quart d'heure, dit de Rabelais, dans l'ombre. Quant à lui, Fauchelevent, si ému qu'il fût, il ne se souciait point de payer.
Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur:
—Il faut manger. J'ai accepté la survivance du père Mestienne. Quand on a fait presque ses classes, on est philosophe. Au travail de la main, j'ai ajouté le travail du bras. J'ai mon échoppe d'écrivain au marché de la rue de Sèvres. Vous savez? le marché aux Parapluies. Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s'adressent à moi. Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. Le matin j'écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard.
Le corbillard avançait. Fauchelevent, au comble de l'inquiétude, regardait de tous les côtés autour de lui. De grosses larmes de sueur lui tombaient du front.
—Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. La pioche me gâte la main.
Le corbillard s'arrêta.
L'enfant de chœur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre.
Une des petites roues de devant du corbillard montait un peu sur un tas de terre au delà duquel on voyait une fosse ouverte.
—En voilà une farce! répéta Fauchelevent consterné.© Éric McComber

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