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L'Atelier du roman, mars 2011

Publié le 22 mai 2011 par Irigoyen
L'Atelier du roman, mars 2011

L'Atelier du roman, mars 2011

Les critiques littéraires se demandent s’ils font lire. Que ceux de L’Atelier du roman – mais se présentent-ils ainsi tant leur mission artisanale confine au travail d’orfèvre ? – se rassurent. La réponse est oui. Oui pour moi bien sûr. Voici donc un florilège de remarques que j’ai trouvées passionnantes – et le nom de leur auteur - et qui m’ont poussé lentement mais sûrement vers Yannis Kiourtsakis.

Marek Bieńczyk

Qui suis-je ? Cette sempiternelle question qui traverse obstinément les très belles pages de Yannis Kiourtsakis (il faut que ce mot, « la beauté », soit prononcé fortement dès la première ligne) y acquiert la fraîcheur d'une interrogation nouvelle et fondamentale. La réponse est, pourrait-on dire, du Montaigne revu et corrigé : Je suis et je ne suis pas la matière de ce livre.

Cette constatation n'a rien de dialectique ; elle ne joue pas avec la contradiction, elle ne construit pas d'opposition. Tout Le Dicôlon jusqu'au titre même repose sur une dualité distincte qui se transcende ou qui, plutôt, est en train de se transcender sans que l'on sache si cette transgression est possible ou non, sans qu'on soit sûr que le « je suis » et le « je ne suis pas » puissent construire une interchangeabilité absolue, un tout uni et indivisible.

René Bouchet

Le choix d'écrire les trois tomes de la trilogie à partir de points de vue différents – récit à la première personne dans Le Dicôlon, à la troisième personne dans Nous les Autres, retour à la première personne mais dans un texte qui est un journal de l'œuvre retravaillé, et non plus un récit, dans Le Livre de l'œuvre et du temps -, d'y introduire d'incessants va -et-vient entre le présent de l'histoire et le présent de l'écriture, voire du commentaire de l'écriture, d'y mêler les passages narratifs à d'autres qui relèvent de l'essai, est déterminé par cet éclatement de l'identité du narrateur. A son absence d'unicité fait écho l'absence d'unicité du projet littéraire conçu comme un millefeuille, par superposition de couches d'altérité – de personnages, de lieux, d'époques, de modes d'écriture -, dont la forme la plus achevée, la plus adéquate au projet, est sans conteste le troisième volume, ce journal où s'enchevêtrent, pour s'éclairer mutuellement, les différentes phases de la conception, de la rédaction, de la relecture critique de l'œuvre.

Olivier Maillart

Le Dicôlon vient du folklore des Grecs d'Asie Mineure, figure carnavalesque par excellence qui mêle le mort et le vif puisqu'elle consiste en un personnage qui porte sur son dos le corps de son frère mort. Cette métaphore dit admirablement la situation de Kiourtsakis, le romancier exégète qui porte ses personnages sur le dos comme on porte le poids du remords, figures aimées d'un père âgé, presque maternel, du frère aîné surtout, admiré, à la fois moqueur et aimant, à la sensibilité à vif. Ainsi se trouve résumée l'alternance dialogique entre soi et l'autre qui permet à Kiourtsakis de se considérer lui-même, dans son enfance, comme un étranger dont il doit analyser les comportements de l'extérieur.

Jean-Yves Masson

Dicôlon veut dire que le personnage a « deux culs ».

Le roman double, tissé d'expériences vécues par deux êtres et qui se répondent, n'est pas exactement un « tombeau » : il ne s'agit pas d'enterrer le frère mort mais de le faire revivre. Au fil de séquences où le narrateur se dédouble et s'adresse à soi-même à la deuxième personne du singulier pour réfléchir sur ce qu'il est en train de faire en écrivant ce livre, le roman se construit même sous nos yeux comme un espace mythique, « le seul lieu » où il devient possible de « rencontrer » le disparu « comme tu ne pourras le faire nulle part ailleurs ».

le frère (est) maintenu en vie par le survivant qui s'en trouve ainsi non pas accablé mais doué d'un surcroit de vie, véritable sur-vivant.

Le narrateur du Dicôlon est à la recherche de son propre passé, mais celui-ci est d'essence mythique : c'est le passé d'une Grèce qu'il a à peine connue et qu'il « invente », au sens où l'invention est la découverte d'une réalité enfouie.

Le mouvement mythique est donc appuyé sur la patiente reconstitution d'un passé enfoui. « Histoire », ne l'oublions pas, veut d'abord dire « enquête ».

Il n'est pas exclu qu'une des prochaines voies du renouvellement du roman, qui au cours de sa longue histoire a pu se laisser bienheureusement contaminer par l'héritage de tant d'autres genres littéraires, soit de se rapprocher de l'essai.

L'écriture de Yannis Kiourtsakis est à mille lieues du narcissisme des formes dévoyées de l'autofiction qu'on a pu voir fleurir en France récemment. Sa visée éthique me paraît essentielle, car la réussite esthétique du livre ne peut en être séparée : elle fait de son livre une réflexion sur l'écriture comme responsabilité, comme réponse et prise en charge du passé sans lesquelles il ne saurait y avoir d'avenir.

Jean Blot

A sa démarche titubante dans l'obscurité de la vie, un pays est associé et l'accompagne : la Grèce à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Comment espérer se trouver dans un pays perdu, ruiné qui, pareil à l'adolescent égaré ne sait plus ni à quoi il ressemble ni à quoi il devrait ressembler ? L'un des grands mérites, l'une des originalités majeures de l'œuvre est d'avoir découvert les liens intimes entre un destin personnel et un destin national

Le narrateur enseigne que, en fait, c'est le passé qui est ainsi chargé sur le vivant et sommeille dans les rêves d'avenir.

Denis Wetterwald

Nous sommes aux antipodes de l'autofiction. Ici, les peurs, les angoisses, les états d'âme de l'auteur  ne sont que l'écume d'un récit centré sur les rapports de l'être humain au monde dans lequel il vit.

Cinq cent pages de belle littérature, d'humanité contagieuse baignée d'un amour douloureux, pudique et profond de la vie.

Jacques Jouet

Yannis Kiourtsakis est mon frère, un peu parce que j'ai écrit, moi aussi, bien après lui, un roman d'un frère, mais surtout pour la raison pure que les morts ne font pas que mourir, qu'ils nourrissent les vivants, ou nourrissent envers eux de bonnes intentions non nécessairement destructrices.

Le dicôlon est téléscopique, matriochkas, patriochkas, car qui dit père dit bientôt mère. Le roman du frère tourne en roman familial, et bientôt en roman de la mère-patrie : l'ancienne Grèce, en avance de tout, et devenue « attardée » si on la voit de Bruxelles (et même si la Bruxelles des années mille neuf cent cinquante, celles du roman, n'est pas encore le nom politique de L'Europe qui se croit en avance sur ses composants.)

comme un roman de formation

ici, le roman est heureusement mangé par la réflexion, par l'essai.

Lakis Poguidis

Il m'est impossible d'ouvrir un roman qui se veut « autobiographique » sans être négativement prédisposé. Quand je regarde l'autoportrait d'un peintre ce ne sont pas les analogies de son visage qui m'intéressent, mais son art. Et, j'imagine, aucun peintre de valeur ne s'est jamais fixé comme but de faire des tableaux afin de nous « raconter son visage ». Bref, les romans dits autobiographiques m'ennuient profondément et, quand ils aboutissent entre mes mains, c'est à coup sûr pour ne pas être lus.

Il (Kiourtsakis) a réussi un pari beaucoup plus difficile et important : insuffler le romanesque dans son limon biographique.

La loi du roman est autre : voir au-delà de notre douleur ce que personne n'a su voir.

C'est grâce à cette métamorphose (l'apparition du frère, vie qui continue en Yannis), grâce à ce passage par la chrysalide d'une forme tierce que le roman a pu être réalisé ou, pour être plus précis, que la forme roman a pu prendre.

C'est ainsi que l'essayiste Kiourtsakis a passé le relais au romancier. Par un élément extérieur à sa vie ; par une situation analogue à la sienne, née dans des temps immémoriaux et arrivée jusqu'à lui par les mystérieuses voies de l'art anonyme ; par une figure à première vue étrangère à son drame personnel, capable d'illuminer sa mémoire et de restructurer son expérience.

Le soin avec lequel Kiourtsakis évite d'entrer dans la psychologie du suicidé est remarquable. Il a pourtant dû se perdre en d'innombrables hypothèses pendant toutes ces années.

Je me figure Kiourtsakis hanté pendant tout ce temps par une voix intérieure qui lui murmure : pour élucider le mystère, il faut en créer un autre.

C'est Yannis qui porte Haris. Le père qui porte l'âpreté de sa jeunesse. La mère qui porte le foyer défait. La Grèce qui porte son passé. Athènes reconstruite après la guerre qui porte ses quartiers populaires d'hier. L'Europe de l'après-guerre qui porte l'Europe de l'entre-deux guerres. L'Europe d'aujourd'hui qui porte sa culture momifiée.

Il nous apprend que la force qui mène le roman au monde est d'abord et avant tout le désir de comprendre l'autre (dans ce cas, le frère) et en même temps d'installer cet autre en nous.

Il essaie de comprendre, de se comprendre.

A lire aussi dans ce numéro de L’Atelier : Anagrammes en silence, Extraits, Thanassis Hatzopoulos, traduit par Michel Volkovitch.

Et puis il y a ce papier, très drôle, signé François Taillandier – sur lequel j’avais été amené à parler dans une émission de France Culture et dont la présence dans cette équipe ne me surprend guère maintenant que je connais un tout petit peu mieux son travail - :

« Dans un monde de plus en plus complexe, ceux qui en auront une bonne lecture détiendront un avantage certain », assure le directeur de la Rouen Business School. (Il faut quand même traduire cette langue en ancien français : elle dit qu'il vaut mieux être moins con que très con. A l'ESC d'Amiens, une conférence sur la poésie accompagne la présentation de l'école. ; c'est « une façon symbolique d'abolir les frontières ». Les littéraires ne font d'ailleurs pas seulement de la communication, comme de vains esprits pourraient le croire : « Certains se dirigent vers l'audit. »

Tout cela permet d'enrichir la formation : « Celle-ci ne résulte pas seulement de la qualité de l'enseignement... La construction d'un savoir passe autant par les cours que par les interactions entre les étudiants. » Là encore, traduisons : c'est pas mal d'aller discuter un peu au bistrot.

Je m'arrête là. Le message est clair et j'espère que tous mes lecteurs l'auront entendu. Quelques littéraires - à condition qu'ils aient su capitaliser – seront sauvés de la pensée, de la connaissance, de la création, de la critique du monde tel qu'il est, ou de devenir, qui sait, les Albert Camus, les Max Jacob, les Hannah Arendt, les Jean-Luc Godard de demain ; ou même tout simplement des professeurs qui feront découvrir Platon, Baudelaire ou Michel-Ange aux générations futures. Bref, ils seront sauvés du clochardisme, et peut-être même du mauvais esprit. Ils entreront dans le monde où l'on fait du management, du marketing, de la gestion de projet, de l'audit, du business.

Le vrai monde, quoi.

Bonne lecture.


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