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Travailler plus...

Publié le 22 octobre 2010 par Sebastienjunca

Le développement quasi exponentiel des sciences, des technologies et des communications n’ont encore aujourd’hui pas d’autre but que de continuer d’entretenir sinon d’accroître, sous prétexte d’un « mieux vivre », l’asservissement et la domination des masses au profit de quelques minorités. Domination elle-même dépendante de notre propre incapacité à maîtriser nos désirs et nos passions. Car, comme le dit Rousseau, quel joug imposerait-on à des hommes qui n’ont besoin de rien ? Nous avons tous été tour à tour émerveillés, enthousiasmés, séduits et convaincus, depuis les débuts de l’ère industrielle, par les différents apports du progrès et de la civilisation. Mais sommes-nous véritablement et sincèrement plus heureux aujourd’hui qu’hier ? Sommes-nous plus proches du bonheur que n’importe quel indigène encore à la surface de la planète, momentanément préservé de notre contamination ? Qu’avons-nous gagné de plus sinon un plus grand asservissement ? D’aucuns avanceront que toutes ces richesses ont participé et participent encore, dans une toujours plus grande dimension, au bonheur de chacun. Toujours cette chimère d’un soi-disant progrès social qu’on nous agite devant les yeux pour nous faire oublier qu’on nous dépouille de nos libertés, de nos vies et de notre humanité. Peut-on espérer quelque progrès social que ce soit à partir d’une hiérarchisation de la société dont la peur est la seule dynamique et le plaisir facile le seul opium ? Des plaisirs faciles, rapides et immédiats dont on nous gave tous les jours comme de riches sucreries qui nous coupent la faim. Une faim de savoir, de découvrir, de déguster, de se délecter d’une culture digne de ce nom. Les maux dont souffre l’Occident sont dus à l’ignorance. Et cette dernière est savamment entretenue par l’industrialisation et la religion du travail et du profit.

« Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu'on sent aujourd'hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême[1]. »

Friedrich Nietzsche,

Aurores

De fait, comment tout un chacun pourrait-il véritablement se cultiver, se délecter et faire preuve de gastronomie et de véritable épicurisme ou hédonisme si on ne lui en laisse pas le « loisir » ? Mais il manque nécessairement, nous dit Sénèque, à ceux à qui la société a dérobé une grande partie de leur vie. Comment, après une dure journée de travail et de stress pouvons-nous encore trouver la force d’ouvrir un livre, de visiter un musée. Chacun a trop à faire quand ce ne sont pas les moyens financiers qui manquent. Alors il faut s’en tenir aux priorités et se contenter de ce que l’état dispense en matière de culture prête à consommer. Une culture de divertissement dont le nom masque à peine les réelles intentions : celles qui consistent à détourner notre attention. À contenir le reste de temps et d’énergie dont dispose encore le peuple et à les diluer dans de faux débats dits « de société » qui ne servent qu’à manipuler et à mobiliser les masses à des fins électorales. La démocratie, la République ; rien d’autre que des dictatures consenties par le peuple.

La mécanisation, l’industrialisation, la robotisation auraient dû depuis longtemps renvoyer les gens vers leur foyer sans plus avoir à travailler. L’entreprise ne devrait pas fabriquer seulement des richesses pour quelques-uns, mais du temps libre pour tous.

Au contraire de ce que la sagesse antique avait depuis bien longtemps déposé dans le cœur des hommes, l’idée moderne du bonheur est une contrefaçon. Elle n’est pas moins artificielle et fabriquée que tous les produits que la société de consommation invente et diffuse sans jamais épuiser la source de ses propres maux. Nous confondons depuis toujours et depuis notre plus tendre enfance, notre réel bonheur, qui ne dépend que de nous ; et la satisfaction de nos désirs par autant de plaisirs, quand ces derniers dépendent de notre capacité à en jouir. Car le plaisir est une sensation comme une autre et la force de l’habitude finit par l’émousser. Qui ne se donne loisir d’avoir soif, nous dit Montaigne, ne saurait prendre plaisir à boire.

Sébastien Junca.

(Extrait de Blessure d'étoile, la face cachée de l'évolution, Editions Edilivre, 2011).



[1]    Friedrich Nietzsche, Aurores (1881), Livre III, § 173, trad. J. Hervier, Éditions Gallimard, 1970.


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