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Talkin’ loud and sayin’ nothing – DSK, Tron, Ferry et les bulles de commentaires

Publié le 05 juin 2011 par Variae

L’affaire DSK et ses répliques sismiques – podologie essonnienne, colportage de rumeurs sur des ministres pédophiles – offrent un intéressant cas d’étude sur le fonctionnement du monde médiatique ou plutôt du monde des commentateurs, des émissions télévisées les plus regardées jusqu’à la blogosphère. Pour commenter, encore faut-il avoir quelque chose à commenter. Or sur l’affaire DSK on ne sait rien. Que savoir d’une situation au sujet de laquelle deux versions radicalement différentes s’affrontent, dans un pays étranger et dans un contexte complexe ? Une situation dont ne nous reviennent que des éléments lacunaires fuités au compte-goutte par la police locale ? Le « mystère » de la chambre du Sofitel aurait dû être, en toute logique, une occasion d’ascèse pour les commentateurs et autres éditocrates, suivant la maxime de Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Comportement bien entendu quasiment impensable pour une corporation ne vivant et n’existant qu’à travers la pratique du commentaire, et reniflant le fumet ô combien vendeur du sexe et du sordide.

Talkin’ loud and sayin’ nothing – DSK, Tron, Ferry et les bulles de commentaires

Chacun y alla donc de son petit commentaire, plaquant sur des faits pour l’heure non élucidés toutes sortes d’interprétations sociologiques, politiques, économiques, philosophiques. En ce sens l’affaire DSK est vite devenue un révélateur des obsessions de son époque, et une occasion pour chaque chapelle de faire valoir ce qu’elle avait à dire. Les inévitables Hefez et Tisseron pratiquent l’analyse psychopathologique de la bête de foire DSK. Les féministes pointent du doigt l’animal à terre, et en font le symbole du machisme politique. Certains à gauche veulent voir dans le couple directeur du FMI – femme de chambre noire la métaphore de la domination de classe et de la mondialisation aliénante. D’autres encore, plus moralistes, ressortent leurs pénibles prêches sur la « démesure » et « l’avidité », qui avaient déjà servi à l’époque de la crise financière, et qui essaient à grand peine de peindre l’appétit sexuel de DSK en partie émergée de l’iceberg de la gloutonnerie capitaliste. Le lecteur complètera cette liste bien entendue infinie et en perpétuelle augmentation.

Des échafaudages de mots, de réflexions, d’hypothèses, bâtis sur du vide – pour le coup, ces constructions vertigineuses rappellent furieusement les montages financiers qui menèrent au crash de 2008. DSK, Tron, Ferry : autant de bulles de commentaires, de bulles verbales, qui font vivre le peuple des commentateurs comme l’argent de la finance nourrit Madoff et ses semblables. A ce petit jeu, Luc Ferry est bien entendu celui qui se rapproche le plus de l’aigrefin new-yorkais. Emblématique des demi-intellectuels (comme on parle de demi-mondaines) qui hantent la télévision et la presse, il incarne à lui seul (même si d’autres ont déjà sévi, à moindre échelle) la trahison de la fonction du philosophe, abandonnant son rôle de critique rationnel pour embrasser celui de propagateur de rumeurs. Comment exister, faire parler de soi, dans une actualité déjà sordide et grotesque au dernier degré ? Comment faire parler après DSK et Tron, sinon en criant encore plus fort que le bruit déjà là ? Pire que le viol, pire que le fétichisme, la partouze pédophile, dont on n’a aucune preuve mais qui est attestée par des personnes dignes de foi et bien renseignées.

Comment une personnalité que l’on ne peut accuser d’être complètement stupide et inconsciente a-t-elle pu se laisser glisser sur la pente d’un crash aussi significatif ? Si ce n’est parce qu’elle s’est retrouvée prise dans une double contrainte parfaitement ingérable – d’un côté, n’avoir aucun élément concret et nouveau à apporter à la polémique, de l’autre, devoir ajouter un commentaire à la bulle pour ne pas disparaître ? D’où les tentatives désespérées (et riches d’enseignement) pour justifier son propos – c’est vrai, car on me l’a dit. La répétition d’un mensonge ou d’une rumeur vaut vérité. Faire exister la bulle finit par être la seule raison d’être de la bulle.

Cette inflation du commentaire rencontre une autre tendance forte de notre époque, celle de la transparence. Dans sa chronique du jour, Daniel Schneidermann, s’efforçant pour sa part de justifier le fait d’avoir jeté le nom de Jack Lang en pâture au sujet de la rumeur Ferry, a une étrange explication : « Je pense que nous sommes malades, nous journalistes, et moi le premier, d’avoir trop tû ». Tout doit être dit, que cela soit signifiant ou non. D’un côté, commenter même quand il n’y a rien à commenter ; de l’autre tout révéler sans se soucier des conséquences, car l’idée même d’une connaissance non publicisée est insupportable. Dans cette frénésie gloutonne de paroles, la bulle a encore de beaux jours devant elle.

Romain Pigenel


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