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Pétro-diplomatie, le grand réveil de Ryad

Publié le 09 juin 2011 par Jcharmelot

    Depuis le début des troubles en Afrique du nord et au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite s’est imposée comme un acteur fondamental, indispensable à la gestion des crises. Le royaume use de son poids financier, de son influence politique, et de ses liens privilégiés avec les Etats-Unis, pour que les changements en cours épargnent sa propre structure de pouvoir, autoritaire et opaque.

   1 – Le roi Abdallah reprend les rènes dans une région en ébullition

   Lorsqu’il a posé le pied sur le sol de son royaume dans la soirée du 23 février 2011, le roi Abdallah était inquiet. Le souverain de 86 ans rentrait d’une absence de trois mois, et le monde autour de lui avait changé. Certes, la foule de ses parents et de ses courtisans l’attendait à l’aéroport de Ryad, mais des alliés de longue date, en Egypte et en Tunisie, avaient disparu. Emportés par ce que la presse internationale décrivait comme un « vent de liberté » soufflant sur les systèmes ossifiés des régimes arabes.
   Le président tunisien Zine El Abidine Ben Ali avait été chassé par la colère de son peuple, et placé le 14 janvier dans un avion par le chef d’état-major, le général Rachid Ammar. Le dictateur déchu avait été accueilli à Jeddah, au nom de l’hospitalité arabe. Un mois plus tard, le 11 février, le président Hosni Moubarak, conspué par les manifestants du Caire pendant 18 jours, était contraint à la démission par l’armée, sous les ordres du général Sami Annan.
   Le roi avait suivi de loin la chute de ces deux dirigeants, qu’il cotoyait en amis au sein de la Ligue Arabe. Opéré aux Etats-Unis à la fin novembre, puis début décembre, pour une hernie discale, selon la version officielle, il s’était ensuite installé le 22 janvier dans une de ses somptueuses demeures au Maroc pour se reposer. Les rumeurs allaient bon train, et les experts dans la région annonçaient déjà une nécessaire succession. Ou tout au moins une réforme drastique du régime saoudien, avec la création d’une fonction équivalente à un premier ministre, pour seconder le roi, tout puissant mais fatigué.
   Pendant la convalescence d’Abdallah, les choses avaient aussi commencé à se déteriorer dans l’arrière-cour de son Royaume.
   A Bahreïn, un archipel de 1,2 million d’habitants relié aux provinces orientales de l’Arabie par un pont de 24 km, des troubles avaient éclaté le 14 février. A Oman, des tensions agitaient ce sultanat qui garde le détroit d’Ormuz, par où transite le pétrole du Golfe, et qui partage une longue frontière avec les Saoudiens.
   Au Yémen, cousin pauvre et divisé de la péninsule arabique, au sud de l’Arabie, le pouvoir du président Ali Abdallah Saleh était contesté depuis la fin janvier. Fragile et tribale, le pays est un terrain fertile pour les émules d’Al Qaïda. Et Oussama ben Laden –qui n’était pas encore mort– y avait ses racines familiales, et révait toujours de se débarrasser des al-Saoud, lignée trop proche du Satan américain pour l’homme qui a fait trembler l’Amérique le 11 septembre 2001.
   Enfin, le colonel Mouammar Kadhafi, le leader libyen dont Ryad n’a jamais apprécié les débordements, était confronté à une révolte sans précédent qu’il tentait de mater dans le sang. Et qui allait trés vite se transformer en véritable guerre civile.

   2 – Le risque de contagion inquiéte le plus grand exportateur d’or noir

   Alors qu’en cette fin de février il se réinstalle dans son palais de Ryad, et y reçoit les marques traditionnelles d’allégeance de milliers de ses sujets, le roi Abdallah a un problème plus pressant à régler. Suffisamment urgent pour qu’il ait interrompu sa convalescence. Le vent de liberté a commencé à souffler sur les étendues désertiques du Royaume des Saoud, dont les immenses ressources pétrolières sont nécessaires à la stabilité du monde. Les populations chiites des provinces orientales du Royaume, qui recellent les plus vastes réserves d’or noir, sont en pleine effervesence. Des manifestants y bravent les interdits de la police dans les villes d’Houfouf et de Qatif. Des prédicateurs et des militants y ont été arrêtés, et des cortèges défilent pour réclamer leur libération. Les chiites constituent 10% de la population, et se plaignent d’être marginalisés dans un pays régi par le wahhabisme, une doctrine rigoriste sunnite. Et Ryad les soupçonne de servir de relais au régime de Téhéran, la théocratie chiite qui conteste à l’Arabie et aux Etats-Unis leur domination de la zone du Golfe.
   Pire encore, des appels à la rébellion apparaissent sur des sites internet, qui réclament des réformes politiques et la fin de la monarchie absolue. Les princes et les vassaux, qui viennent saluer le souverain dans son palais, lui glissent dans la main des centaines de pétitions, la méthode traditionnelle pour évoquer les besoins du royaume de 28 millions d’habitants. Elles expriment parfois des doléances, et elles se sont multipliées récemment.
   Pour la dynastie des Saoud –qui a bâti le royaume à partir de 1902–, arrêter la contagion du printemps arabe est donc devenue une question de survie. La succession d’Abdallah un moment évoquée, objet de négociations de coulisses aux mécanismes opaques, va être mise de côté. La famille doit faire bloc, et user de son arme la plus efficace : l’argent.
   Relativement marginalisée pendant la domination ottomane des terres arabes, l’Arabie saoudite a vu son destin changer lorsque son sous-sol a révélé, à la fin des années 30, des réserves de pétrole sans égales. Dès cette époque, la rente pétrolière, qui a pris des proportions phénoménales dans les années 70, a transformé ce territoire majoritairement désertique où l’islam a vu le jour en 622, et révolutionné une société figée. Mais le pouvoir politique est resté un affaire de clan, et surtout d’une fratrie.
   Dans la large descendance du roi Abdul Aziz Ibn Saoud, qui a réuni sous sa coupe trois provinces pour créer un Etat en 1932, un groupe de sept frères a joué un rôle crucial. Les Soudairi, du nom de leur mère. Ils ne sont aujourd’hui plus que six, après la mort du roi Fahd en 2005, qui avait accédé au trône en 1982. Mais Fahd avait dû renoncer à la réalité du pouvoir dès 1995 après avoir souffert d’une attaque cérébrale, et c’est un demi-frère, le prince héritier de l’époque, Abdallah, qui a alors pris sa place. Il avait été mis sur le chemin du trône lorsqu’un autre demi-frère, le roi Khaled, l’avait nommé deuxième premier ministre aux côtés de Fahd.
   Abdallah a été confirmé en 2005 comme souverain, et depuis, il bénéficie de l’affection des Saoudiens qui saluent ses réelles tentatives de modernisation du pays. Mais les Soudairi n’ont jamais renoncé au pouvoir absolu, et ils occupent toujours des postes clefs: Sultan, 81 ans, est ministre de la Défense depuis 1962, et prince héritier; Nayef, 77 ans, est ministre de l’Intérieur depuis 1975; et Salman, 71 ans, est gouverneur de Ryad, siège du pouvoir.
   Dans ce contexte d’autorité patriarcale et d’intrigues de palais, le roi Abdallah, avant de tomber malade, a nommé son fils, le prince Mutaib, chef de la Garde Nationale, une force équivalente à l’armée régulière, mais chargée exclusivement de protéger le roi. La Garde Nationale n’est pas sous l’autorité du ministre de la Défense, Sultan, et bénéficie d’un encadrement et d’un entrainement particulier de la part des Etats-Unis.

   3 – Royales largesses: Plus de 100 milliards de dollars pour les Saoudiens

   Avant même de rentrer à Ryad, le roi Abdallah sait qu’il doit faire un geste. Si l’Arabie saoudite est restée à l’abri des contestations populaires, des réformes politiques apparaissent de plus en plus nécessaires. Des voix s’élèvent parmi les élites du royaume pour demander que le pouvoir soit partagé, et qu’une jeunesse éduquée, riche, et ouverte sur le monde extérieur puisse participer aux processus de décisions. La question de la représentation démocratique se pose dans un pays qui n’a connu qu’un seul scrutin, organisé en 2005, pour élire la moitié des membres des 178 conseils municipaux. L’autre moitié a été désignée par le pouvoir. Des municipales sont prévues en septembre prochain, mais des intellectuels et activistes ont appelé au boycottage de cette consultation pour protester contre l’interdiction du vote des femmes –qui ne sont pas non plus autorisées à conduire. Récemment, le Conseil consultatif s’est prononcé en faveur de la participation des femmes aux élections municipales suivantes, en … 2015. Les lois du royaume leur interdisent aussi de voyager sans l’autorisation d’un tuteur, et les placent en position d’infériorité en cas de divorce ou d’héritage.
   Le 17 février, un des princes les plus respectés du royaume, Talal ben Abdel Aziz Al Saoud, connu pour ses appels à plus de démocratie, avait mis en garde le monarque, qui envisageait déjà son retour. L’Arabie, elle aussi, pourrait être touchée par les troubles du monde arabe, avait-il pévenu dans un entretien à la BBC. « Tout peut arriver si le roi Abdallah n’engage pas un programme de réformes politiques ».
   Mais le roi sait qu’il ne peut rien faire, pour le moment. Toutes ses velléités de réformes, surtout dans cette période incertaine, sont gelées sous la pression des conservateurs. Il va donc profiter de l’extraordinaire richesse du royaume pour desserrer les cordons de sa bourse. Il va puiser dans ses importantes réserves financière, estimées à plus de 450 mds de dollars, et dopées par un prix du baril qui a passé la barre des 100 dollars.
   Immédiatement aprés l’atterrissage de l’avion royale à Ryad, la télévision d’état annonce un train de mesures sociales estimées à 36 milliards de dollars. Ces largesses visent notamment à aider les jeunes saoudiens en quête d’un emploi, à accroître la protection des couches sociales les plus défavorisées et à annuler les dettes des emprunteurs décédés ou en prison. Les mesures du roi doivent également permettre d’accélérer la construction de logements, d’augmenter les crédits à l’éducation et le financement des associations caritatives, culturelles et sportives.
   A la mi-mars, le souverain –qui a pris connaissance des besoins de ses sujets– fait de nouveau la démonstration de sa générosité. Dans une brève allocution télévisée, il annonce que le royaume va débourser 100 milliards de dollars, pour s’assurer que plus personne ne songe à critiquer la monarchie. Dans la foulée de son intervention, un présentateur lit les décrets royaux concernant la construction de 500.000 unités de logement, une aide mensuelle aux chômeurs, une prime de deux mois de salaire pour chaque fonctionnaire, et une enveloppe pour le secteur de la santé. Le roi a également décidé la création d’un comité de lutte contre la corruption qui sera placé sous sa supervision et pourra contrôler tous les secteurs gouvernementaux.
   Et pour que le message soit parfaitement compris, Abdallah annonce également une augmentation substantielles des effectifs de sécurité: Le ministère de l’Intérieur va procéder au recrutement de 60.000 nouveaux fonctionnaires.

   4 – Le CCG se met à l’oeuvre à Bahreïn

   Dans le même temps, la diplomatie saoudienne se met à l’oeuvre. Discrète, mais efficace. Toujours en retrait, pour éviter d’être accusée comme elle le fut en 1990 dans la guerre du Koweit, d’être aux ordres des Etats-Unis. Et de servir les intérêts de Washington, grand protecteur du Royaume depuis un demi-siécle. Face à l’ébullition du monde arabe, le dernier poids lourd de la région, berceau de l’islam et détenteur du quart des réserves mondiales de pétrole, ne peut rester impassible. Mais pour agir, les Saoudiens vont utiliser un organisme régional qu’ils dominent: le Conseil de Coopération du Golfe.
   Créé en 1981, le CCG réunit, outre l’Arabie Saoudite, le Koweit, les Emirats Arabes Unis, le Qatar, Bahrein, et Oman. Ce sont des régimes hautement conservateurs mais ils produisent le pétrole et le gaz dont le monde libre et l’Asie ont besoin. Le CCG représente aussi une force de frappe financière sans égal dans le monde arabe. Et à l’heure des « révolutions » qui promettent des jours meilleurs à des dizaines de millions de pauvres dans des pays privés de ressources, le rôle du Conseil va être déterminant.
   Sous l’impulsion des Saoudiens, le CCG va se découvrir une nouvelle vocation: servir d’inspirateur –voire d’alibi– à la Ligue arabe, à l’Onu et à l’Otan pour réagir tous azimuts aux défis posés par les troubles et les violences qui éclatent en Afrique du nord et au Moyen Orient.
   Ryad décide d’abord de régler un problème à ses portes, celui de Bahreïn où les Al-Khalifa sont aux prises avec des manifestations quotidiennes. Cette dynastie sunnite règne depuis plus de deux siècles sur le petit archipel, dont la population autochtone est majoritairement chiite. Cette communauté affirme être victime de discriminations, et ses revendications trouvent un écho favorable dans les provinces orientales –si proches– de l’Arabie saoudite. Les Al-Khalifa assurent que l’Iran est impliquée et cherche à déstabiliser le petit état à l’entrée du Golfe. Les Etats-Unis s’inquiétent d’autant plus que Manama, la capitale de Bahreïn, abrite le quartier général de la 5è flotte US, le gendarme des voies d’approvisionnement en pétrole dans le Golfe.
   Le souverain de Bahreïn, cheikh Hamad, a pris la peine de venir saluer à l’aéroport de Riyad le roi Abdallah le jour de son retour. Ce geste sera rapidement suivi d’effets. Une enveloppe de dix milliards de dollars est remis à Bahreïn, ainsi d’ailleurs qu’au sultan Qabous d’Oman, où la contestation n’a jamais été trés virulente.
   Mais le calme ne revient pas à Bahreïn, et les chiites continuent de manifester. Sous couvert du CCG, l’Arabie Saoudite dépêche alors le 14 mars à Manama 1.000 hommes de troupe, qui parcourent les 24 km du pont entre les deux pays à bords de transports de troupes blindés. Le roi Hamad, rassuré, fait évacuer le 15 mars la place de la Perle, à Manama, que les protestataires occupaient jour et nuit. Les unités anti-émeute tuent au moins cinq manifestants. Les principaux meneurs sont arrêtés, les manifestations sont interdites et un couvre-feu est imposé. Le 18 mars, le roi fait raser le monument qui était devenu le symbole de la contestation: une sphère de béton soutenue par six hautes colonnes. Une oeuvre d’art qui rappelait le passé perlier de Bahreïn, privé de vastes ressources pétrolières et incapable de s’imposer comme place financière dans le Golfe.
   Les Etats-Unis s’émeuvent mais ne bougent pas. Ils assurent même ne pas avoir été prévenus du déploiement saoudien, alors que Robert Gates était à Bahrein deux jours avant cette opération. Et qu’une colonne d’une centaine de blindés n’a pas pu échapper aux militaires américains présents sur les bases saoudiennes dans l’est du Royaume, à Damman et Dharhan notamment.

   5 – Couverture arabe pour l’Onu et l’Otan en Libye, le CCG encore

   Coïncidence sans doute, le 17 mars, le Conseil de sécurité de l’Onu vote une résolution autorisant la communauté internationale à user de la force contre le Mouammar Kadhafi. Cette résolution, la 1973, n’a été rendue possible, a souligné à l’époque le ministre français des Affaires Etrangères, Alain Juppé, que parce que la Ligue Arabe a approuvé quelques jours auparavant au Caire le principe d’une intervention musclée contre l’imprévisible colonel. Et cette détermination de la Ligue n’était elle même que le reflet d’un engagement dans ce sens du CCG. Clair et inusité, il portait la marque de l’Arabie saoudite qui avait inspiré à ses voisins une condamnation virulente du régime libyen.
   Réunis à Ryad, les six pays du CCG avaient considéré notamment que le régime de Kadhafi était « illégitime » et exhorté leurs pairs arabes, à « prendre leurs responsabilités pour arrêter le bain de sang ». Cet appel à l’action illustrait la nécessité pour les riches Etats pétroliers de montrer concrètement leur solidarité avec le peuple libyen face à ce qu’ils avaient dénoncé dès le 22 février comme un « génocide ».
   Mais cette position du CCG révélait également le souci des Saoudiens d’assurer une approbation collective des Arabes à une opération internationale contre un membre de la Ligue. Confronté à la même problématique dans le passé, Ryad avait adopté des positions différentes, illustrant son ambivalence dans ce domaine. En 1990, le roi Fahd avait approuvé le déploiement de troupes étrangères dans le royaume pour chasser Saddam Hussein du Koweït. Cette décision avait divisé le monde arabe, et alimenté la haine de ben Laden contre la famille régnante. En 2003, le roi Abdallah s’était opposé officiellement à l’usage par les Etats-Unis du territoire saoudien pour lancer leur invasion de l’Irak, et cette attitude avait contribué à une période de tension avec Washington.
   L’intervention le 19 mars d’une coalition militaire dirigée par les Etats-Unis puis l’Otan, et à laquelle participent les Emirats et le Qatar, se poursuivait encore au mois de juin. Et le pays, dont le pétrole et le gaz sont essentiels pour aider au développement de l’Afrique du nord, apparaissait divisé au moins pour un temps, entre la Cyrénaïque conquise par la rébellion et la Tripolitaine, encore contrôlée par les forces loyales au colonel Kadhafi.
   Mais pour les Saoudiens, le bénéfice était d’ores et déjà évident. En soutenant l’Occident dans une intervention jugée nécessaire pour assurer la stabilité en Afrique du nord, Ryad obtenait que les Européens et les Américains ferment les yeux sur ses opérations de maintien de l’ordre dans son « pré carré » du Golfe. 

   6 – Dernier acte au Yémen, le CCG toujours mais Ryad tire les ficelles

   Le 18 mars, alors que la communauté internationales s’apprête à intervenir en Libye, la tension dans la capitale yéminite Sanaa, tourne à la tragédie. Les séides du président Saleh ouvrent le feu sur une manifestation, faisant 52 tués. Cette violence contraint le président américain Barak Obama a réagir, et à condamner fermement ce massacre.
   Washington fait alors savoir au président Saleh qu’il est temps de partir. L’administration ne voit plus en lui l’homme de la situation et l’ambassadeur des Etats-Unis à Sanaa, Gerald Feierstein, le lui explique. Aprés 32 ans au pouvoir, Saleh qui a été un gage de stabilité représente un risque. Il va enfoncer le Yémen dans le chaos et laisser s’y développer Al Qaida, aux portes de l’Arabie saoudite, et sur les rives d’un des détroits les plus stratégiques du monde, celui de Bab el Mandeb, entre le Golfe d’Aden, dans l’Océan Indien, et la Mer Rouge. Le président Saleh clame bien que sans lui son pays serait livré au désordre. Mais dans les allées du pouvoir à Washingtion et à Ryad, on estime que c’est avec lui que le territoire rugueux où vivent 24 millions de yéménites va sombrer dans la tourmente. Le principe de son départ n’est donc plus en discussion, mais il faut régler les détails de « quand », « comment ». Et vers « où »?
   Un plan de sortie de crise va être concocté par les Saoudiens et accepté par l’opposition yéménite. Il prévoit le transfert des prérogatives du président entre les mains du vice-président, Abdrabouh Mansour Hadi, et l’organisation d’une transition avec, rapidement, des élections générales et la désignation d’un nouveau chef de l’Etat. Le CCG, encore lui, se réunit dans la nuit du 3 au 4 avril pour annoncer qu’il est prêt à lancer une médiation au Yémen.
   Mais le président Saleh, laché par une partie de l’armée, par les grandes tribus trés influentes au Yémen, par des membres de son propre parti, s’accroche. Il pense qu’il peut survivre, lui qui l’a fait pendant si longtemps dans ce pays qu’il décrit lui même comme « un nid de vipères ». Il ne peut se résigner à quitter le Yémen en vaincu, lui qui considère être l’un des artisans de l’unification en 1990 des provinces du Nord et du Sud, qui ont donné naissance au Yémen d’aujourd’hui. Et il veut également assurer l’avenir de sa famille, notamment ses fils et ses neveux qui sont aux commandes des principaux services de sécurité de l’état. Saleh veut une donc sortie honorable. Il gagne du temps, tergiverse, et espère que la contestation contre lui s’épuisera avant que ses propres forces ne se résignent ou que ses finances s’épuisent.
   M. Saleh a le don d’irriter Ryad en refusant à plusieurs reprises de signer l’accord de transition du CCG. Il joue même avec le feu en envoyant des centaines de ses partisans encercler le secrétaire général du CCG et les ambassadeurs occidentaux, réunis à Sanaa à l’ambassade des Emirats arabes unis pour attendre sa signature sur le texte.
   La force des tribus va alors être mobilisé contre lui. De violents affrontements débutent fin mai entre les Hached, soutenus par les Saoudiens, et les forces fidèles à Saleh. Les combattants de Sadek al-Ahmar, chef des Hached, constituent une véritable armée avec du matériel lourd, des chars et de l’artillerie. Les combats qui se poursuivent au début du mois de juin vont faire plus de cent tués, et transformer des quartiers entiers de Sanaa en zones de guerre. Finalement, le 3 juin, une explosion souffle la mosquée de la résidence du président Saleh, qui était alors en prière. Il est touché. Certains le disent mort, mais il n’est que blessé.
   Trois jours plus tard, le lundi 6 juin, les Saoudiens font savoir que Saleh, arrivé dans un avion sanitaire saoudienn, est traité à l’hôpital militaire de Ryad. « Le royaume a reçu le président et d’autres frères yéménites blessés, dont des officiels et des civils, pour des soins, et sur leur demande », indique un communiqué laconique du gouvernement.
   Bombardement? Attentat? Réalité ou mise en scène? La vérité reste à établir sur l’explosion de la mosquée du président Saleh. L’histoire veut qu’il eut échappé à la mort parcequ’il était prosterné, en position de prière. Sans doute les puissants services de renseignements saoudiens savent à quoi s’en tenir. Ainsi que les services américains, qui depuis des années investissent des millions de dollars au Yémen dans la lutte contre Al Qaïda, et y comptent des soutiens et des amis.
   Sans doute verra-t-on aussi réapparaitre rapidement dans le jeu politique de l’après-Saleh l’officier qui s’était, à la fin du mois de mars, désolidarisé de lui, le général Mohsen Ali al Ahmar. Il a la confiance des Saoudiens, même si les experts du Pentagone redoutent son affiliations avec des groupes religieux qui ont soutenu l’implantation au Yémen de cellules d’Al Qaïda.
   Dans l’immédiat, le président Saleh a rejoint un autre dictateur en exil, le tunisien Ben Ali, sur le territoire saoudien. Dont ni l’un ni l’autre ne peut sortir sans l’accord du roi.

   7 – Liés par le pétrole et la peur de l’Iran

   Face aux troubles du monde arabe, les experts ont souvent assuré que les Etats Unis et l’Arabie Saoudite n’étaient pas sur la même longueur d’onde. La presse américaine a fait état de conversations téléphoniques houleuses entre le président Obama et le roi Abdallah, avant son retour à Ryad. Le souverain aurait reproché au locataire de la Maison Blanche d’avoir laché Moubarak, et de faire pression sur la monarchie pour qu’elle accepte des réformes politiques. Il faudra sans doute attendre que des enquêtes approfondies de journalistes américains fassent la lumière sur ce chapitre récent de l’histoire des Arabes. Ce qui est certain c’est qu’aussi bien Washington que Ryad ont tout intérêt à minorer leur rôle dans les évènements qui se succédent dans cette région, où trop souvent les Américains sont accusés d’ingérence et les Saoudiens de servilité. Ce qui est également certain c’est que la relation entre les deux pays est d’une telle importance stratégique qu’elle ne sera jamais remise en cause. Les Américains ont autant besoin du pétrole de Ryad que les Saoudiens ont besoin de la protection de Washington.
   Un chiffre illustre la solidité de ce mariage: 60 milliards de dollars, la valeur des contrats d’armement finalisés en 2010 entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite. Il s’agit de la vente de matériel militaire la plus importante de l’histoire commune de ces deux pays. Ces transactions concernent avant tout des avions: l’achat par le royaume saoudien de 84 F-15, et la modernisation de 80 autres F-15. Ces ventes interviennent en parallèle avec la conclusion de contrats avec les Emirats arabes unis, le Koweit et Oman, pour la même valeur de 60 milliards de dollars. Outre des avions, ces accords concernent des systèmes de missiles anti-missiles à moyenne et haute altitude.  Le 20 septembre, le Financial Times, quotidien des affaires et de la finance, peu enclin à dramatiser, s’inquiétait tout de même en Une de cette frénésie de ventes d’armes dans la région la plus explosive du monde.
   Dans le même temps, le gouvernement israélien a annoncé un accord avec le Pentagone pour la livraison de 20 F-35, pour quelque 2,75 milliards de dollars. Ils s’agit de la première tranche d’un contrat qui pourrait prévoir la fourniture à l’état hébreu d’une centaine de ces appareils, les plus sophistiqués de la panoplie américaine à l’export.
   L’ensemble de ces transactions a été placé par Washington et par les bénéficiaires dans le cadre de l’instabilité régionale, alimentée selon eux par l’agressivité de l’Iran. La République Islamique présente, selon ces protagonistes, une réelle menace, et la fourniture de ces matériels sophistiqués est justifiée par le besoin des monarchies du Golfe de défendre leur frontière. Dans l’immédiat, ces ventes d’armes bénéficient surtout aux industriels américains de la défense, notamment Boeing, Loockhed Martin, et Raython. A court terme, elles permettent également de prépositionner des équipements de haute technologie dans la région du Golfe, où les Etats-Unis maintiennent des bases permanentes, comme au Qatar, un groupe aéronaval –la 5ème flotte–, et un corps expéditionnaires en Irak.
   Cette stratégie affichée d’endiguement de l’Iran est toutefois à reconsidérer à la lumière de l’analyse des capacités militaires iraniennes faites par les stratèges américains eux mêmes. Dans une communication au Congrès au mois d’avril 2010, le secrétaire de la défense, Robert Gates, énumérait des faits et des considérations qui offrent une vision trés relative du péril iranien.
   Ce document citait notamment les dépenses militaires annuelles de l’Iran, en les estimant à 9,6 milliards de dollars. Ce chiffre est à comparer aux dépenses des Etats-Unis dans le même domaine — 1000 milliards de dollars par an — dont le Pentagone se taille la part du lion. Ce rapport évaluait également à quatre le nombre des sous-marins iraniens. Et à 338 le nombre des avions de combats, dont une grande majorité d’appareils fournis au régime du Chah dans les années 70. Cette force aérienne, souligne le rapport au Congrès, souffre d’un manque criant de pièces détachées. Et elle a perdu dans un accident son unique avion de surveillance radar, en avril 2009.
   L’histoire récente de cette région, bien connue des élites américaines, devrait les inciter à une certaine retenue : le régime du chah fut pendant longtemps le récipiendaire des largesses militaires des Etats-Unis. Mais cela ne l’a pas protégé, en janvier et février 1979, du mouvement de contestation politico-religieux qui a balayé celui qui était alors considéré comme l’allié le plus solide de l’Amérique dans le Golfe.

   8 – Le « Club des rois » : le CCG élargi

   Pour les Saoudiens et leur grand parrain américain, les choses sont donc en passe de rentrer dans l’ordre là où personne ne peut se permettre de perdre le contrôle de la situation, dans le Golfe. En Tunisie et en Egypte, des militaires ont pris en main le suivi de la révolution arabe, mais les perspectives étaient moins heureuses dans cette mer intérieure que l’Iran appelle Persique, et que les Américains patrouillent avec une armada sans équivalent dans l’histoire. Les appels à plus de liberté politique, à la mise en oeuvre de réformes, lancés par des jeunes ou des formations d’opposition interdites n’avaient aucune chance de trouver, comme en Tunisie et en Egypte, des appuis dans les rangs d’institutions militaires totalement dévouées à leurs souverains. Ces mouvements risquaient par contre de dégénérer et de faire le jeu des extrémistes aussi bien sunnites que chiites qui contestent la légitimité des régimes de la région.
   L’inquiétude de Ryad est compréhensible, aprés les changements cruciaux dans deux autres pays arabes. En janvier, au Liban, le gouvernement de Saad Hariri soutenu par les Saoudiens a été écarté après qu’une nouvelle majorité dominée par le parti chiite du Hezbollah se fut formée au Parlement. En Irak, après des mois de vaines tractations, le premier ministre Nouri al Maliki a pu être reconduit grâce au soutien du chef radical chiite Moqtada Sadr, la bête noire de Washington et de Ryad. Pour le pouvoir saoudien, cette affirmation d’une plus grande participation des chiites dans le destin de deux pays arabes est considérée avec méfiance. Il y voit la possibilité pour l’Iran d’exercer une plus grande influence sur les équilibres régionaux.
   Enfin, les Saoudiens qui ont tenté de coopérer avec le régime de Damas pour stabiliser le Liban, mais y ont renoncé, s’inquiètent des violences en Syrie. Ils ne portent pas dans leur coeur le président Bashar al Assad, trop proche de Téhéran à leur goût. Mais ils craignent encore plus la fragmentation d’un pays, que la géographie et l’histoire ont placé au coeur de tous les combats et tous les défis du monde arabe.
   Par précaution, les Saoudiens ont proposé au Maroc et à la Jordanie de rejoindre le GCC, pour que les monarchies arabes resserrent les rangs face à cette instabilité. Le 10 mai, le CCG s’est déclaré favorable à une adhésion d’Amman et de Rabat. Mais ce « Club des rois » ressemble à l’Union Arabe lancée en 1958 entre la Jordanie et l’Irak, pour contrer la création par les Syriens et les Egyptiens de la République Arabe Unie. Ce genre de vieux réflexes ne sera pas d’un grand secours face à l’impératif que les Saoudiens, et les autres régimes du Golfe, doivent dorénavant affronter : la nécessité d’une meilleure répartition des richesses du pétrole entre les Arabes qui en ont, et ceux qui n’en ont ont pas. 
   Pour le royaume des Saud, comme pour le reste du monde, le vrai défi reste l’Egypte. Près de 85 millions d’habitants, une pauvreté qui s’aggrave et un taux de chomage croissant. Et, surtout, une frontière pour le moment paisible avec Israël. C’est chez ce géant fragile que les désillusions de la révolution pourraient se révéler les plus explosives. Ryad l’a bien compris et a déja annoncé qu’il envoyait 4 milliards de dollars à la junte militaire au pouvoir au Caire pour boucler ses fins de mois. Ce ne sera pas suffisant et le Qatar a lui aussi décidé de mettre la main à la poche et prévoit dix milliards d’aide.
   Mais l’Egypte, avec 40 pc de sa population qui survivent avec deux dollars par jour, est loin du compte. Et la générosité saoudienne doit rapidement se transformer en un plan de développement à long terme financé par les Arabes du Golfe s’il veulent stabiliser la patrie de Gamal Abdel Nasser. Et assurer la paix au Moyen-Orient.


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