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Rupture

Par Deathpoe

Je me dis que j'ai le temps de terminer mon café et de faire le chemin. Finalement je suis en retard. Marchant, courant presque, j'appelle: "C'est Mike, ne vous réjouissez pas trop vite, je suis en chemin, là d'ici deux minutes. A tout de suite."
Les deux étages en bois ne me résistent pas et mes semelles claquent à chaque marche.
"Désolé, je croyais que le bar où j'étais était un peu plus proche que ça.
-Comment vas-tu?
-D'abord pause lecture si vous voulez bien. De toutes manières vous n'avez pas le choix."

Je lui lis un poème de Morrison, extrait de la Nuit Américaine, en reprenant difficilement mon souffle au fil de ma lecture, en tentant de ne pas être trop percuté moi-même par les mots qui résonnent:
"Reste là et écoute
et tu les entendras
minuscules formes juste au-delà
de la lune
Etoiles-volantes, dards
lugubres frondaisons
mâchoires de singes qui s'agitent
s'efforçant de battre l'appel
du matin
Cri du hibou.
Ecoute les vignes folles.
Le serpent de lait rampe, rongeant
impatient
Je te connais.
Celui qui est parti donner
l'alerte. Désabusé maintenant
d'humeur maussade. Transfert
différé.
Vole pour moi une pêche
sur l'oranger
gardien du verger.
Elle est tombée."

"Quelle puissance dans ces mots hein?
-Oui, peut-être.
-Ah non tout de même, j'en ai des frissons. La force des images poétiques est impressionnante.
-Oui, peut-être.
-C'est tout ce que vous avez à dire?
-Comment vas-tu?
-Bien, je crois. En tous cas mieux qu'hier.Passé la soirée et la nuit en très bonne compagnie, vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.
-Tu recommences.
-Bah quoi?
-Et donc c'est cela qui te fait te sentir mieux, présentement.
-Oui c'est à cause, grâce à cela plutôt. Quelle ironie hein.
-Ça t'arrache vraiment la gueule on dirait.
-Hum, non, c'est juste que j'ai plutôt l'habitude de souffrir, d'avoir peur, de mettre en place l'échec. Et là, cette impression que toutes les pièces sont à leur place, que moi-même suis à ma place, que j'existe, ça me terrorise par moments, mais j'accepte les faits, et les émotions. Je vais de l'avant, comme on dit.
-Ce qui me gêne moi c'est ta provocation d'hier, lorsque tu consommais tes cachets devant moi...
-Mais! C'était du Lexomil, c'est vous qui me le prescrivez, je vois pas où est la...
-Attends, laisse-moi terminer.
-Très bien.
-Voilà, alors cette provocation, comme si tu tenais toujours à instaurer une distance.
-Bordel, mais ce n'était pas de la provocation...
-Je t'ai demandé de me laisser finir.
-D'accord mais je peux m'expliquer au moins, juste en placer une, vous voyez, je suis là pour ça non?"

Je me tasse sur la chaise et croise les bras, les poings serrés. Défi. Il perd son calme et reprend d'un ton paternel et autoritaire, qui ne me laisse aucune autre possibilité que celle de le laisser parler.
"Maintenant tu m'écoutes. Comme je te l'ai dit, cette provocation m'a gêné, et ça me rend triste et impuissant que tu ne me fasses pas confiance, que tu mettes toujours cette distance et que tu t'entêtes ainsi à structurer formellement notre relation.
-Mais bordel vous êtes le thérapeute et moi le patient, point barre.
-Tu vois tu ne me fais pas confiance...
-Putain vous savez très bien que si."

Je jette mes lunettes sur le bureau et repousse des larmes.
"C'est le ton sur lequel je t'ai parlé qui te donne envie de pleurer?
-Allez vous faire foutre.
-Allons Mike.
-Je peux en placer une maintenant, m'expliquer? Je croyais que c'était un espace de liberté d'expression ici. Liberté dont je n'abuse pas.
-Je t'en prie.
-Vous avez recommencé comme l'autre fois. Je suis arrivé, j'étais bien, et il a fallu que vous recommenciez avec vos conneries de psy. J'étais bien et vous m'avez de nouveau foutu en rogne, sans aucune raison. Et votre façon de me parler comme si j'étais un môme de neuf ans. Vos reproches sont injustifiés.
-Je suis désolé si je t'ai blessé, je ne voulais pas.
-Vous ne m'avez pas blessé.
-Je n'en suis pas si sûr.
-Ouais, vous avez raison, vous savez tout, forcément. Alors je vais rectifier deux trois trucs. Hier j'étais au plus mal, vous voir m'a fait énormément de bien. Vous savez très bien que je vous fais confiance et que j'accepte peu à peu qu'un lien émotionnel s'établisse entre nous, ce qui était loin d'être gagné. Aujourd'hui, je suis bien mieux, et vous me faites chier pour des conneries. Hier ça n'allait pas, alors oui, j'ai pris un ou deux Lexomil devant vous pour me calmer, faire en sorte que la séance soit constructive. Ce n'était pas de la provocation, bien loin de là, et vous le savez.
-Bien, bien. Alors je suis désolé.
-Entendu. C'est l'heure d'en rester là non?
-Tu as raison.
-Ah, pour une fois.
-Tu ne peux pas t'en empêcher.
-Bon, on fixe une prochaine date?"

Je sors du cabinet aussi vite que possible, m'attable à la terrasse du coin, commande et sors mon bloc de correspondance. l'écriture est nette, presque automatique:
"9 Juin 2011
17h25, terrasse des Trap..
Décidément, il faut croire qu'il faut aller particulièrement mal pour sortir de chez vous avec le sourire.
Souvenez-vous, vous n'êtes pas Dieu et si, d'un claquement de doigts, vous êtes dans l'impossibilité de taire la souffrance, vous pouvez néanmoins faire s'envoler aisément la moindre once d'espoir et de confiance. Vous savez très bien que le lien établi entre nous m'est aussi essentiel que celui que je puis avoir avec mon meilleur ami.
Reproches de la raison étriquée. Je n'ai certainement pas besoin d'artifices pour vous provoquer, puisque, de toutes manières, vous ne rentreriez pas dans mon jeu.
L'insoluble puzzle
Une pièce retournée
Jusque quand?
M.B
"Voilà où ma chère poésie
(poterie) m'a
conduit,
elle m'a
ramené à la Folie
et aux gens qui m'ont
fait"
(James Douglas Morrison)"

Je sonne et monte les escaliers, le papier entre les mains, pile entre deux séances.
"Avec tout ça, j'ai oublié de vous demander des Dafalgan. C'est pas qu'il m'arrive d'avoir mal, mais bon.
-D'accord.
-Merci, tenez, échange de bons procédés.
-Merci.
-Et ça vous fait sourire..."


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