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Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovation

Publié le 14 juin 2011 par Gaga96 @gaga96fr
Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Je voudrais dérouler le scénario d'une mauvaise gestion de projet d'innovation, telle qu'elle pourrait s'être déroulée dans un grand groupe industriel, et telle qu'elle aurait pu être observée par votre serviteur.
Je vous laisse deviner si j'aurais dû écrire la phrase précédente à l'indicatif plutôt qu'au conditionnel...
Lancement d'un projet ambitieux
Imaginons un grand groupe industriel dont l'une des activités utilise un procédé industriel appelé Old. Ce procédé industriel, qui date du XIXe siècle, est très intéressant pour un industriel car :
  • il est rustique : peu d'infrastructures sont nécessaires ;
  • il est robuste : il est facile d'obtenir le produit désiré sans être trop précautionneux, donc la main d’œuvre n'a pas besoin de beaucoup de qualifications ;
  • et il est très peu cher : les matières premières sont faciles à trouver et à très bas coût, l'usine peut être installée dans des pays à bas coûts de main d’œuvre.
Toutefois, le groupe industriel déplore chaque année quelques blessés voire quelques morts liés à ce procédé. En effet, le procédé dégage un gaz toxique et il peut arriver que des explosions inopinées interviennent en cours d'exploitation, avec projection violente de matière.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovationLe PDG, affecté par cette situation humainement insoutenable (à moins que ce soit le déficit d'image qui l'embête, mais là je deviens cynique) décide donc de lancer un grand projet visant à changer substantiellement le procédé pour éliminer les risques humains.
L'annonce enthousiasme les équipes de R&D qui vont travailler sur le sujet. Enfin, un vrai projet d'innovation, avec des enjeux ambitieux.
La direction générale nomme alors un directeur de projet, qu'il choisit parmi ses directeurs R&D. D'habitude, on parle de chef de projet, mais là, comme il a déjà été directeur R&D et donc chef de plusieurs chefs de projets, on lui choisit coquettement un titre plus impressionnant.
Il faut savoir que dans cette vénérable entreprise, les employés les plus brillants ne deviennent que rarement directeurs R&D, car la R&D est conçue comme un simple support de la production. Les directeurs R&D sont généralement choisis, consciemment ou inconsciemment, parmi les ingénieurs qui ont montré une certaine habileté à accepter docilement les demandes de directions opérationnelles comme la production, et à les privilégier par rapport aux projets plus innovants mais plus amont.
Erreur n°1 : un mauvais casting
Au lieu de choisir un cadre très dynamique et audacieux, on choisit donc un cadre très consensuel et prudent.
Le PDG, qui a pris la décision de lancer ce grand projet, délègue le suivi du projet à un comité de pilotage. Ce comité a pour vocation de vérifier que le projet évolue dans la bonne direction, c'est-à-dire vers son objectif.
La demande du PDG, c'est de rendre le procédé Old sûr. Ce n'est pas un objectif, c'est l'effet attendu du projet. La confusion entre objectif et effet attendu est courante : un sprinteur qui veut devenir champion du monde du 100 m (effet attendu) va s'imposer de suivre un programme d'entraînement spécifique dans son intégralité (objectif) ; en atteignant son objectif, il espère pouvoir devenir champion. L'objectif du projet doit être choisi afin d'obtenir l'effet attendu.
Dans ce projet, aucun objectif n'a été défini. Chaque membre du comité a donc une certaine idée de ce qu'il faut faire, pas forcément identique à celles des autres.
Erreur n°2 : un projet sans objectif défini
Un projet sans objectif défini risque de changer de direction en cours de route, et c'est ce qui va se passer.
Le comité de pilotage comprend un directeur d'activité, des directeurs industriels et des directeurs R&D.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovation Dans les faits, le directeur d'activité est le véritable décisionnaire. Le reste du comité est donc un faire-valoir, et certains vont uniquement chercher à "défendre" leur secteur, notamment les directeurs industriels qui ne souhaitent pas vraiment chambouler leur activité.
De plus, il est régulièrement absent des réunions, pourtant rares, du comité de pilotage : ce projet ne l'intéresse pas vraiment.
Erreur n°3 : un comité déséquilibré et mal choisi
Le comité est donc constitué de gens peu motivés par la raison d'être du projet, voire hostiles à sa réalisation.
La gestion du démarrage
Le directeur de projet commence par faire le tour des dirigeants impliqués, de près ou de loin, par le projet : directeurs industriels, directeurs d'usine, responsable HSE (hygiène, sécurité, environnement) de l'activité, directeurs de centres R&D, pour obtenir la vision de chacun.
Il cherche en particulier à dégager un consensus des dirigeants à ses yeux les plus importants : les directeurs directement concernés par la production (cf. erreur n°1). Celui-ci va se résumer en deux éléments :
  • il faut changer le minimum de choses sur les sites de production,
  • et il faut à tout prix que ça ne coûte pas plus cher.
Curieusement, la thématique de la sécurité passe au second plan. En effet, la sécurité fait parti des thématiques HSE, qui sont toujours considérées ensemble dans ce groupe. Les responsables HSE sont en effet le poil à gratter de l'industriel, car ils s'occupent de problèmes qui l'embêtent.
Rapidement, le projet ne vise plus à résoudre un problème de sécurité, mais à améliorer les problématiques HSE (cf. erreurs n°2 et 3). Puis une thématique HSE se dégage : l'une des usines du groupe est affectée par des plaintes de riverains en raison de l'odeur, et le gouvernement local attend de l'entreprise qu'elle résolve le problème dans les prochains mois sous peine de fermeture, car l'un de ses concurrents y est parvenu.
Donc, à cause des erreurs n°1, 2 et 3, on est passé d'un projet d"amélioration drastique de la sécurité à un projet de réduction de coûts, et accessoirement d'odeur.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovationMais poursuivons. Le directeur de projet, qui dispose d'un budget encore limité, divise le projet en 3 workpackages (sous-projets). Le premier (WP1) s'intéresse aux matières premières, le deuxième (WP2) à une amélioration du procédé actuel sur la base du même principe de fonctionnement (un Old dépoussiéré), et le troisième (WP3) à une modification du principe de fonctionnement (un procédé New). Il constitue donc 3 équipes, avec un responsable pour chaque workpackage.
Le but de WP1 est officieusement de résoudre le problème de l'odeur d'une des usines. Le directeur de projet, ayant une expérience passée dans le domaine pétrolier, considère que le problème vient essentiellement du soufre contenu dans les matières premières. Il faut donc trouver le moyen d'éliminer le soufre.
Toutefois, on est dans un autre secteur industriel, et rien ne garantit que le problème vienne du soufre.
Erreur n°4 :  un a priori dangereuxLa décision a été prise sans diagnostic, comme si un médecin vous disait que vous souffrez de la grippe sans vous avoir ausculté.
Les trois équipes se mettent au travail. On commence naturellement par un état de l'art (WP3), par faire des analyses de matières premières (WP1), ou encore par des brainstormings (WP2). Voici quelques uns des résultats obtenus :
  • WP1 : l'usine qui a des problèmes d'odeurs se fournit avec une matière première à très bas taux de soufre.
  • WP2 : le procédé actuel peut être modifié pour éviter les problèmes de sécurité, mais les modifications sont importantes.
  • WP3 : il existe une technologie complètement différente pour obtenir le même produit, sans doute moins dangereuse, mais elle sort des technologies maîtrisées par le groupe.
Le premier résultat laisse entendre que le problème d'odeur pourrait exister sur d'autres usines. Les deux autres n'arrangent pas le directeur de projet, car ils demandent des modifications qu'il va être difficile à faire passer à son comité de pilotage.
Le directeur de projet veut à tout prix explorer toutes les pistes : chaque nouvelle idée fait l'objet d'une exigence d'exploration, même les probables impasses. Il n'arrive pas à décider d'arrêter d'explorer une piste, de peur qu'on lui reproche un mauvais choix.
Erreur n°5 : une indécision chronique
Ne jamais trancher multiplie donc le travail par 3 ou 4 et en augmente le coût, cela démotive un peu ses équipes et fait prendre du retard au projet.
Peu à peu, les équipes avancent. Le directeur de projet en profite pour faire le tour des usines du groupe. La première réunion du comité de pilotage approche.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovationLe directeur de projet visite seul les usines : aucun membre des 3 équipes ne l'accompagne sur place. Les échantillons ou les données de production qui peuvent être nécessaires aux équipes du projet sont demandées par lui directement et exclusivement. Il évite tout contact direct entre ses équipes et les autres parties prenantes, et plus généralement il évite toute délégation de décision.
Erreur n°6 : une incapacité à faire confiance
Ce cloisonnement complique la vie des équipes, induit des délais, et plus globalement il donne l'impression de ne pas faire confiance à ses équipes, qui se démotivent un peu plus.
La réunion du comité de pilotage arrive. Sentant que les résultats ne sont pas tous favorables, le directeur de projet commence par prendre des décisions :
  • les pistes les plus exotiques du WP2 sont écartées (mais on les garde quand même, on ne sait jamais) ;
  • la technologie prometteuse du WP3 est écartée aussi car ce n'est pas un savoir-faire maîtrisé (mais on la garde quand même au cas où) ;
  • on prévoit des essais pour les WP1 et WP2 très prochainement.
Le comité de pilotage se réunit, en principe pour 2h. Le WP1 est discuté en 1h30, le WP2 en 30 minutes et le WP3 passe à la trappe. Sur le WP1, la discussion porte essentiellement sur l'alternative entre :
  • la résolution par nos moyens du problème d'odeur, avec deux technologies potentielles identifiées mais incertaines ;
  • ou l'achat de la solution du concurrent.
Refus de trancher pour l'instant, on garde toutes les options. L'un des membres du comité de pilotage fait observer que l'usine qui utilise la matière première la plus soufrée n'a pas de problème d'odeur (cf. erreur n°4). Tout le monde s'en étonne, mais personne ne remet en question la pertinence de l'élimination du soufre pour autant.
Pour le WP2, il est décidé qu'on ne s'intéresse qu'aux solutions les moins exotiques, et qu'il faut maintenant vérifier si on gagne de l'argent grâce à l'une d'elles.
Le projet reprend, le WP1 continue à travailler sur le soufre. Le WP2 définit un modèle théorique pour un four plus sûr, et redécouvre un brevet déposé par l'entreprise il y a 30 ans, manifestement dans le même but d'efficacité et de réduction des coûts. Le WP3 explore des technologies peu étudiées et très incertaines. Des expériences sont lancées pour vérifier certaines pistes ou valider des hypothèses.
Le directeur de projet, qui trouve encore les solutions du WP2 trop exotiques, veut étudier un compromis entre ces solutions et ce qui se fait aujourd'hui. L'idée est de rassurer les directeurs industriels et de réduire les coûts. Le responsable du WP2 lui explique qu'un tel compromis ne peut pas fonctionner, car le principe physique en jeu n'est pas linéaire mais quasiment binaire (ça marche ou ça ne marche pas). Le compromis sera étudié malgré tout.
Erreur n°7 : une irrésistible envie de compromisL'envie de compromis du directeur de projet a primé sur les explications rationnelles de son équipe. La décision prise est inadéquate, coûteuse en raison du supplément de travail, et préfigure la suite.
Le WP2 finit par échafauder un concept de procédé Old amélioré. Le directeur de projet veut maintenant évaluer le coût de ce concept, en espérant secrètement que ce coût sera prohibitif et qu'il pourra lui substituer son fameux compromis. Le coût s'avère, au moins sur le papier, compétitif à condition d'être très économe dès le prototype.
Il demande alors de définir une gamme opératoire (définir les étapes de fonctionnement du procédé, toutes les opérations à faire...), en espérant que ce sera trop compliqué pour être acceptable. La gamme opératoire s'avère raisonnable.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovationL'un des arguments du directeur de projet est que le concept nécessite d'utiliser un matériau réputé fragile. L'équipe montre que cette fragilité peut être gérée par quelques solutions techniques.
La solution semble donc présentable au comité de pilotage. Le directeur de projet programme son comité de pilotage en commençant par le WP3 puis le WP1 et le WP2.
Comme précédemment, le WP3 est discuté en 1h30, le WP1 en 30 minutes et le WP2 est survolé en 5 minutes. L'argument de fragilité est évoqué par l'un des membres du comité, mais il n'y a pas de temps pour expliquer les solutions. Il est décidé que le WP2 fera l'objet d'une réunion spécifique.
Dans les coulisses, le directeur de projet discute avec ce membre du comité, et ils conviennent qu'il faut écarter cette solution. Le responsable du WP2 jette l'éponge et quitte le projet.
Erreur n°8 : un lobbying contre sa propre équipeLe directeur de projet a ainsi préféré éviter d'approfondir une solution prometteuse, bien que tout n'ait pas été résolu, plutôt que de devoir convaincre un membre du comité de pilotage. C'est un désaveu de son équipe, et il ne faut pas s'étonner de l'énorme démotivation qui s'en suit.
Les équipes WP1 et WP2 doivent maintenant démontrer que les solutions techniques envisagées marchent. Pour cela, il faut réaliser des essais, si possible en grandeur nature ou sur une grande maquette. Le budget d'essais est très limité, donc il faut démontrer du premier coup que les solutions marchent. Le directeur de projet veut éliminer tous les risques d'échecs de son projet dès la phase de démarrage, avant qu'un gros budget n'ait été dépensé.
Erreur n°9 : une crainte exagérée des risquesL'intention, louable, impose un défi impossible à ses équipes : faire marcher un concept théorique dans la pratique sans essais préalables et à faible coût. Comme c'était prévisible, les essais ne sont pas concluants.
La suite ?
Un tel projet étant manifestement mal parti, il serait sensé que le comité de pilotage l'arrête, ou au moins qu'il change le pilote. Rien de tel dans l'environnement feutré de cette entreprise. Le PDG ne suit pas de près le dossier, et imagine sans doute que le projet avance. Il sera peut-être remplacé avant l'achèvement de ce projet, et ne saura peut-être jamais rien d'un éventuel échec.
Le directeur de projet, progressivement, va :
  • arrêter le WP3, car aucune technologie facile à mettre en oeuvre n'aura été identifiée ;
  • faire converger le WP2 sur une solution "compromis" qui va ressembler très fortement à la solution actuelle, voire (pourquoi pas ?) conclure que le procédé actuel est le meilleur possible ;
  • et arrêter le WP1 car les technologies de réduction de soufre sont trop compliquées à développer ou trop chères, que leur efficacité n'est que relative, et qu'il est plus simple d'acheter la technologie du concurrent.
Le projet stratégique, ainsi achevé, sera considéré comme un grand succès de la R&D. Aucune innovation, aucune amélioration de sécurité, mais beaucoup d'argent dépensé en R&D, en partie remboursé par le Crédit Impôt Recherche.
Un mauvais exemple de gestion de projet d'innovationCe scénario n'est qu'une fiction. Il est évident qu'aucune grande entreprise industrielle ne fonctionne comme ça, et qu'une telle gestion de projet ne saurait avoir existé.
N'est-ce pas ?
Et la médiation technique, dans tout ça ?
Le WP3 a identifié une solution technologique, brevetée, mais elle a été écartée car l'entreprise ne maîtrisait pas ce type d'activité. C'est précisément dans une telle situation que la médiation technique peut intervenir :
  • en identifiant des experts capables de conseiller l'entreprise dans le développement d'une telle activité,
  • en identifiant des entreprises capables de concevoir les installations nécessaires,
  • ou encore, en identifiant éventuellement les entreprises mettant en œuvre une activité très semblable et à qui il est possible de sous-traiter la formation du personnel, voire l'exploitation.
Dommage de passer à côté d'une innovation majeure et d'une amélioration essentielle de la sécurité parce qu'on ne sait pas faire en interne.

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