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Pourquoi nous avons besoin des monstres ?

Par Jazzthierry

Pourquoi nous avons besoin des monstres ? (« Peter Grimes », opéra de B. Britten, 1945)

Benjamin Britten (1913-1976)

Peter Grimes est un monstre, c'est une affaire entendue. Pêcheur aux environs de 1880 dans un village de la côte est de l'Angleterre nommé The Borough, il passe son temps à maltraiter les jeunes apprentis qu'on veut bien lui confier, avant de les faire disparaître par un moyen ou un autre... On songe aux lointains dévoreurs d'enfants de la mythologie antique. En bref, c'est le vice sur deux jambes. Pour autant, quand on déplace son regard sur les autres personnages du célèbre opéra de Benjamin Britten, on s'aperçoit que le mal est absolument partout: non seulement dans cette nature déchaînée provoquant cette tempête que tout le monde redoute, mais aussi par exemple chez Nat Keen, le pharmacien aussi honnête que monsieur Homais dans le roman de Flaubert, qui s'enrichit en vendant des pilules à la rentière Mrs Sedley, puis déclare en ricanant que si elle continue à en abuser, cette pauvre femme finira à l'asile. On pourrait citer aussi Bob Boles le méthodiste qui exhorte les habitants à se repentir, mais une fois ivre, ne peut s'empêcher de lorgner du côté des "nièces" de Auntie, laquelle tient une auberge appelée "le Sanglier" ("the Boar"), véritable maison de passe... En outre, la foule est aussi un personnage (collectif) très conformiste et dont l'occupation essentielle est de colporter des ragots, des rumeurs, etc.  Enfin, même Ellen Orford que Grimes dit vouloir épouser, est coupable d'un certain aveuglement: en effet si la maîtresse d'école a l'image d'une sainte, c'est bien elle qui fait venir un enfant de l'hospice et l'amène jusqu'à Grimes, tout en déclarant solennellement à ceux qui protestent: "que celui qui n'a jamais péché, jette la première pierre". Usage curieux des mots du Christ qui se distinguait justement par un souci permanent de protéger les enfants pauvres et orphelins croisant son chemin... Ellen comprend son erreur lorsqu'elle constate les premières blessures au cou du jeune garçon, mais ne se déprend jamais d'une attitude passive ou fataliste.

Vie de Benjamin Britten (en anglais)

Alors évidemment en face des crimes d'enfants de Grimes, la somme de ces péchés paraissent tout à fait véniels;  néanmoins on se demande si la société formée par des individus si médiocres, n'a pas besoin de se créer des monstres, que l'on appelle ici Peter Grimes, précisément pour mieux accepter ou apprendre à vivre avec ses propres défauts. Grimes serait alors une sorte d'alibi, de figure repoussoir, dont nous aurions tous besoin pour soulager nos consciences. Oui, je le reconnais, je me suis mal conduit, j'ai des défauts, mais regardez cette crapule de Grimes ! On le savait au moins depuis les essais de René Girard, la société a besoin des monstres, c'est-à-dire de ceux qu'avec satisfaction l'on montre du doigt, pour mieux se dédouaner de ses propres fautes, mesquineries, bassesses en tout genre ou lâchetés.

Peter Grimes (1969) avec Peter Pears dans le rôle titre.

On compare souvent Peter Grimes à Wozzeck, qui lui aussi dans l'opéra de Berg, est un criminel puisqu'il tue la femme qu'il aime. Là encore, les individus qui l'entourent sont à bien des égards aussi monstrueux que lui: songeons au medecin pratiquant des expériences sur le corps de Wozzeck en échange de quelques oboles... Personnellement, je rapprocherai volontiers Grimes de Salome, qui dans l'opéra de Richard Strauss, réclame la tête de Jean-Baptiste afin de pouvoir l'embrasser à satiété. De façon similaire, Salome évolue à l'intérieur d'une société elle-même gangrénée par le vice, la luxure du roi, la vulgarité de la reine, etc. En d'autres termes, ces personnages qui nous répugnent à raison, sont aussi des révélateurs de l'état de la société humaine, de sa profonde dégénérescence.

Peter Grimes avec John Vickers

Pourquoi nous avons besoin des monstres ? (« Peter Grimes », opéra de B. Britten, 1945)

George Crabbe (1754-1832)

On peut se demander pour terminer, si Benjamin Britten avait réellement conscience de faire de son personnage, une vicitme ?  La réponse est positive, car en réalité le célèbre compositeur britannique aidé par son ami et créateur du rôle, Peter Pears, s'est inspiré d'un long poème publié en 1810 par George Crabbe, intitulé The Borough, et qui dressait le portrait très inquiétant d'un homme nommé Peter Grimes. Chez Crabbe, le tueur d'apprentis avait pour autres qualités d'être alcoolique et probablement l'assassin de son père... J'apprends sous la plume du journaliste américain Alex Ross, que c'est l'auteur du livret, un communiste au nom extraordinaire de Montagu Slater, qui eut cette idée de rendre plus humain, l'anti-héros de cette histoire: "Communiste convaincu, écrit Alex Ross, Slater fit de Grimes un personnage moins négatif, victime d'une petite communauté  provinciale à l'esprit étriqué." Idée qui enchanta Britten et Pears. Un autre Peter Grimes était né, dont la psychologie allait fasciner bon nombre de spectateurs juqu'à nos jours...


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