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Temps et Utopie en Occident (2)

Publié le 13 juillet 2011 par Zebrain


I – De l'utopie à l'uchronie : Cap sur l'Idéal

Dans ses Lumières de l'utopie (1978), Bronislaw Bazcko distinguait entre les « périodes chaudes » et les « périodes froides » de l'utopie. Parmi les premières, il y a en deux qu'il me faut reprendre ici : d'abord, celle qu'incarnent la Renaissance et le Grand Siècle, marqués par la construction des Nations, les révolutions scientifiques, et la pensée des Lumières ; ensuite, celle qui correspond à un XIXème siècle fascinant de contradictions politiques qui embrasent l'Occident et, le progrès technique aidant, poussent l'Europe à confondre son devenir avec celui du monde entier. La première période « chaude » est le domaine des « îles achroniques », sur lesquelles des cités idéales semblent échapper non seulement aux erreurs de l'Histoire mais aussi à la corruption du politique (A). La deuxième voit éclore les « futurs radieux », éclairés par la Raison et programmés par la science (B). Dans les deux cas, que ce soit par le retrait du temps ou l’instrumentalisation de sa marche vers l’aval, l'Occident maintient le cap sur l'Idéal.

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A / Les îles achroniques ou l'Occident idéalisé : l'utopie stade 1


L’Utopie de More : un désir d’ordre en des temps incertains.
L'Utopie de Sir Thomas More (1478-1535), qui paraît en 1516, se veut l’éloge de la sagesse antique face à l’emballement fou du monde qui naît de la Renaissance, dans lequel les Princes européens s’estimant libérés de la tutelle spirituelle de la Papauté grâce à la notion romaine de souveraineté, et ivres de conquêtes accélérées par le progrès technique, se croient tout permis. C’est le cas notamment d’Henri VIII d’Angleterre (1491-1547) qui, aux fins d’obtenir l’annulation de son mariage infructueux avec Catherine d’Aragon pour épouser Ann Boleyn, dont il espère un héritier mâle, sacrifie l’unité de la Catholicité déjà fragilisée par la Réforme, en se faisant reconnaître chef suprême de l’Eglise anglicane par le Parlement. Nommé chancelier en 1529, Sir Thomas More, juriste accompli et catholique arc-bouté sur une conception traditionnelle des rapports entre l’Eglise et l’Etat, refuse de se plier aux exigences du roi.

Après un long enfermement dans la Tour, il finit décapité non sans avoir écrit nombre de textes dénonçant les désordres du temps. Son Utopie prône une autre société dont les principes s’enracinent sur La République idéale de Platon et sont faciles à résumer : une cinquantaine de cités harmonieuses, composées de familles égales, réparties sur le territoire rationalisé d’une île hors du temps et de l’Europe. La propriété privée y a été bannie et le travail réduit à six heures, afin que tous les Utopiens puissent s’adonner aux loisirs et à la culture. Le gouvernement y est électif et, au sein des institutions, un Sénat assume l’administration générale de l’île et distribue les richesses en fonction des besoins locaux. L’éducation est accessible à tous et la religion, enfin, y est simple dans ses rituels et tolérante dans son application. Les Utopiens ne connaissent ainsi ni la jalousie ni l’avarice et vibrent de cette vertu antique qu'est l’amour de la cité.

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Le contraste avec l’Europe de la Renaissance est encore plus frappant dans le second livre, lorsque les Utopiens doivent entrer en contact avec les royaumes étrangers : ils adoptent alors une morgue politique digne des Princes les plus prétentieux, et loin de leurs idéaux internes d’égalité et de liberté, se positionnent sur la scène internationale dans l’héritage sinueux de César Borgia : une autre manière pour More de stigmatiser le glissement vers un absolutisme débarrassé de ses entraves morales et directement enté sur l’œuvre de Machiavel (Le Prince, 1513). Or, précisément, les Utopiens s’y adaptent tout en y échappant, pour la simple raison qu’ils n’ont pas la même histoire.

L’Utopie, écrit Michèle Riot-Sarcey, « s’inscrit dans une brèche entre le passé et le futur ». Coupée du continent par un isthme impossible, elle l'est aussi sur le plan historique : elle fait littéralement « table-rase du passé, en supprimant radicalement l’argent et la propriété » et trahit une aspiration marquée à l'achronie, puisqu’elle ne se situe dans aucun temps réel. D’ailleurs, en changeant de nom, Abraxa devenant Utopia, l'île franchit d’un seul coup le gouffre temporel qui, habituellement, sépare l’Etat de Nature primordial de la civilisation la plus aboutie. Sa chronologie nous échappe. Elle ne semble pas avoir connu les injustices féodales ni les caprices des Princes. Elle n’est pas toutefois « figée » puisque des crimes et des infractions y sont parfois commis et qu'elle peut aussi connaître des guerres. Mais tous ces événements ne semblent pas compromettre la stabilité des institutions sur lesquelles l'Utopie se fonde. Il ne s’agit que de troubles périphériques, ponctuels, et jugés inévitables parce que la cité idéale de Sir Thomas More se donne « en actes ». Elle ne s’inscrit ni dans un passé idéalisé ni dans un avenir radieux. Elle a son propre temps qui est, littéralement, « hors » du temps.

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C'est aussi le cas de l'Histoire des Sévarambes (1675) de Denis Veiras (ou Vairasse) : sise en des terres australes, son utopie dispose de son propre calendrier, ne reconnaît pas la révélation chrétienne, et glorifie son Législateur, Sévarias, qui fait figure de monarque absolu. Au fond, à partir de l’Utopie, toutes les cités parfaites sises en des îles inconnues qui sont décrites au Grand Siècle sont des lieux « achroniques », leur situation reculée dans l'espace s'accompagnant d'un détachement, sinon temporel, du moins chronologique, par rapport aux événements de l’Europe religieuse et politique. Ces « utopies de l'espace » relèvent, comme l'écrit Baczko, d'une « anti-histoire ». Et leur dimension scientifique, de plus en plus marquée, conforte paradoxalement ce caractère.

Les Cités des sciences : de la perfection cosmologique au temps de la Recherche

Publiée en 1623, mais écrite en 1602, durant un long séjour en prison, par un moine dominicain idéaliste accusé à la fois de conjuration politique en Calabre contre l’Espagne et d’hérésie spirituelle, La Cité du Soleil de Fra Tommaso Campanella, utopie communiste s’il en est, fait aussi figure d’archétype de la cité cosmologique et, donc, achronique. La Cité du Soleil est parfaite, à l’image de l’univers qu’elle reproduit dans son architecture. Défenseur zélé de l'héliocentrisme de Copernic aux côtés de Giordano Bruno et de Galilée, Campanella fonde sur l’île de Taprobane (i.e. Sumatra) une cité solaire bâtie en sept cercles concentriques correspondant aux planètes connues du système solaire, sur une colline au sommet de laquelle se trouvent le Temple du Soleil et toutes les connaissances de l'univers. La cité sert de réceptacle à une république philosophique de type platonicien gouvernée par le Métaphysicien (i.e. « Soleil ») et pose la connaissance scientifique en source exclusive de légitimité politique. Le « communisme » des gardiens de la République de Platon y est étendu à l'ensemble de la société, les solariens n'ayant ni famille ni propriété, sources de préférence et de jalousie.

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Habituellement, on insiste sur la dimension cosmologique de la cité de Campanella pour en montrer le caractère novateur sur le plan scientifique. Mais, en termes de temps, elle est plutôt traditionnelle : la Cité du Soleil réfléchit la structure de l’univers à une époque où celle-ci est encore considérée comme figée. Il s’agit pour les novatores non d’en comprendre l’évolution, l’origine ou la destinée, mais bien d’en choisir l’organisation. C’est la raison pour laquelle Galilée lui-même intitulera son traité, en 1632, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. La Cité du Soleil est achronique comme l'univers, et Campanella entend, par l'astrologie, « capturer et exploiter la causalité céleste » : tout, chez les Solariens, des semailles à la reproduction, est décidé en fonction de l’interprétation que font les prêtres (i.e. astrologues) de l’observation du ciel. Au fond, la Cité du Soleil échappe au temps linéaire de l’Europe, pour mieux s’ancrer sur celui, cyclique et infini, d’un univers-horloge. Elle participe de cette « Machina Mundi » hantée par les représentations médiévales qui reste chère à Campanella. Si la Nature est parfaite et que la Cité la mime, elle ne peut qu’être sempiternelle, comme le soleil.

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J’ai voulu rendre hommage à cette utopie de la Renaissance dans ma nouvelle éponyme La Cité du Soleil, en montrant, peut-être sans l’avoir voulu consciemment, à quel point elle échappait non seulement à l’espace mais aussi au temps, puisqu’une fois franchi le seuil, une fois entré dans sa lumière idéale, mon personnage, Paul Grimal, n’y subit plus l’emprise du temps, ne vieillit plus, à l’instar des autres solariens. Mais, le prix à payer est élevé : il n’est plus possible de revenir en arrière. Je m’inspirais également de Brigadoon, une comédie musicale américaine de 1954 réalisée par Vincente Minnelli dans laquelle un village enchanté, eutopie par excellence, ne réapparaissait qu’un seul jour par siècle ; ce qui, outre de conférer une quasi-immortalité à ses habitants, lui permettait d’échapper, tel un éden en miniature, à toutes les avanies du siècle des Extrêmes. Une fois encore, l’utopie rimait avec achronie.

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La science et ses révolutions, à partir du Grand Siècle, participent du processus utopique au même titre que la religion ou les institutions, sans véritablement remettre en question cette conception achronique de l'utopie insulaire, alors même que les auteurs appréhendent les possibilités matérielles de la science. L'utopie de Francis Bacon incarne bien ce paradoxe. Chantre protestant de la pensée scientifique moderne, Bacon fait de La nouvelle atlantide (1627) une cité-laboratoire à ciel ouvert, où l'on pratique l'observation du monde, tandis qu'à l'abri de grottes immenses les savants de la  toute puissante Maison de Salomon expérimentent des techniques pour « coaguler, solidifier, réfrigérer », explorent les fonds marins et pratiquent l'espionnage scientifique. La connaissance cède ici le pas à l'application. Mais surtout la temporalité des laboratoires n’est pas du tout la même que celle du monde extérieur. Les laborantins de la Nouvelle Atlantide vivent, au sens littéral, dans une achronie de la Recherche, envisagée par Francis Bacon comme une conséquence, sinon comme une garantie, de la liberté de la Science. C’est, de façon claire, la critique de l’un des deux Occidents qui se disputent encore les destinées de l’Europe : celui dominé par l’Eglise catholique, l’absolutisme monarchique et les restes froids du Saint-Empire, et qui s’oppose à l’idée européenne portée par les savants protestants qui, de l’Angleterre à l’Allemagne, en passant par le nord de l’Italie, font la promotion d’un nouveau monde des intellectuels. D'ailleurs, les conceptions baconiennes serviront de modèles à l'Académie royale des Sciences.

Toutefois, l'irruption de la science dans l'utopie insulaire ne lui ôte point sa fonction première, politique, comme le montre clairement Océana (1656) de James Harrington où l'auteur propose à une Angleterre ployant sous la dictature de Cromwell un modèle de république idéale fondée sur le principe de la représentation, préfigurant la monarchie parlementaire qui naîtra au lendemain de la « Glorieuse Révolution » de 1688. A ce titre, Océana est également l'une des premières utopies qui sait porter son regard vers l'avenir et annonce le siècle des Lumières et des cités programmées.

Ugo Bellagamba


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