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Grands d'Espagne : la Missa Nunca fue pena mayor de Peñalosa par l'Ensemble Gilles Binchois

Publié le 03 août 2011 par Jeanchristophepucek
juan de flandes crucifixion

Juan de Flandes (Flandres, c.1460/65 ?-Palencia ?, c.1519),
La Crucifixion
, c.1509-1518.

Huile sur bois, 1,23 x 1,69 cm, Madrid, Musée du Prado.
[image en haute définition ici]

Pour se convaincre de l’intensité des échanges entre Nord et Sud, Espagne et Flandres en l’occurrence, il suffit de se rendre, virtuellement ou réellement, à Madrid, plus précisément au Musée du Prado, afin d’y contempler une des plus importantes réunions de tableaux flamands des XVe et XVIe siècles qui soit au monde, en quantité comme en qualité. La musique, au même titre que la peinture, atteste de cette rencontre entre deux cultures a priori éloignées et de la capacité des compositeurs autochtones à s’approprier la manière septentrionale. Le disque consacré majoritairement à Francisco de Peñalosa, autour de sa Missa Nunca fue pena mayor, que viennent de publier, en collaboration avec le Festival de Maguelone, l’Ensemble Gilles Binchois et Les Sacqueboutiers chez Glossa en offre un passionnant témoignage.

« Parmi les chanteurs de notre chapelle lors des occasions solennelles se trouve notre cher fils, Francisco de Peñalosa (…) musicien extraordinaire [qui] possède un art si exquis (…) que nous désirons ardemment sa présence constante. » Ainsi s’exprime le pape, notoirement mélomane, Léon X pour tenter d’apaiser les récriminations du chapitre de Séville au sujet du séjour romain de son compositeur attitré qui tendait à se prolonger un peu trop à son goût. S’il ne jouit pas aujourd’hui de la même célébrité que Morales ou Victoria, la présence de Peñalosa à Rome en dit long sur la renommée qui était la sienne de son vivant.

michel sittow ferdinand II aragon
Ce fils d’un serviteur de la maison de la reine Isabelle est né à Talavera de la Reina vers 1470 et si l’on est réduit, comme souvent avec les musiciens de cette époque, à des conjectures pour ce qui regarde sa formation, il y a fort à parier qu’elle fut sévillane. Le 11 mai 1498, date de la première mention officielle de son nom, il est engagé en qualité de chanteur de la chapelle royale de Ferdinand II d’Aragon, au service duquel il va demeurer jusqu’à la mort du souverain, en 1516, tout en cumulant, sur le conseil de ce dernier, un canonicat à la cathédrale de Séville, auquel il postule dès la fin de l’année 1505, ainsi qu’un poste de maître de chapelle, à partir de 1511, auprès du prince Ferdinand, fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle. En 1517, Peñalosa se rend à Rome pour y chanter dans le chœur papal ; il va y demeurer jusqu’à la mort du pontife en décembre 1521, une situation dont nous avons vu qu’elle n’avait pas été sans provoquer quelques tensions. À son retour en Espagne, il retrouve néanmoins son poste à la cathédrale de Séville, où ses messes se sont durablement installées au répertoire comme le démontre le recueil qui en est réalisé vers 1510-1511, et c’est tout naturellement qu’il y trouve sa sépulture à sa mort, le 1er avril 1528.

On ignore quand et pour quelle occasion Peñalosa écrivit sa Missa Nunca fue pena mayor, qui utilise comme cantus firmus une chanson, en son temps célébrissime, composée dans les années 1470 par le maître de chapelle du premier duc d’Albe, Juan de Urrede, né Johannes de Wreede à Bruges sans doute au début de la décennie 1430, bel exemple de rencontre entre texte espagnol et polyphonie franco-flamande. Peñalosa n’est d’ailleurs pas le seul à utiliser cette mélodie, puisqu’on possède également une messe de Pierre de la Rue (c.1460-1518), publiée en 1503, qui se fonde sur elle, ce qui a conduit certains chercheurs à supposer que la partition de l’Espagnol pourrait être une réponse à celle de son collègue du Nord, au service de Philippe le Beau, une hypothèse qui permettrait de placer l’œuvre dans la première décennie du XVIe siècle.

juan de flandes crucifixion detail
Ce qui frappe le plus dans cette messe, que le choix de Nunca fue pena mayor (« Jamais ne fut douleur plus grande ») comme « thème unificateur » teinte fortement de dévotion mariale, la souffrance extrême étant celle de la mère au spectacle de son fils mourant sur la croix, est peut-être, comme souvent chez Peñalosa, son extrême sobriété conjuguée à de remarquables capacités d’invention. Le traitement de la mélodie de la chanson est, à cet égard, révélateur, car si elle se déploie dans toute sa nudité à la voix supérieure dès le premier Kyrie en demeurant parfaitement perceptible et identifiable, le compositeur va ensuite faire montre d’une grande imagination dans son traitement, par exemple en brodant dessus (Christe) ou en la combinant avec des mélodies grégoriennes (Gloria, Credo). Bien que de tels procédés révèlent une maîtrise certaine des techniques d’écriture, l’œuvre sonne néanmoins toujours avec beaucoup de clarté et de simplicité, loin du caractère parfois extrêmement complexe et un rien ostentatoire des polyphonies développées en Flandres. Les mêmes qualités se retrouvent dans les motets proposés en complément de programme, certains d’attribution contestable, comme Memorare Piissima, probablement dû à Pedro de Escobar (c.1465-après 1535), qui semblent marqués par une volonté supérieure d’expressivité, prenant l’auditeur à partie pour mieux le conduire à la méditation, comme le montrent l’utilisation des silences dans Ave vera caro Christi ou la dramatisation d’In passione positus.

Ceux qui suivent attentivement le parcours de l’Ensemble Gilles Binchois (photographie ci-dessous) savent que Dominique Vellard a toujours montré un intérêt particulier pour le répertoire hispanique, comme le prouvent deux superbes disques consacrés à Escobar (Requiem, Virgin, 1998, et Missa in Granada, Christophorus, 2003) ; il revient à ses premières amours avec la Missa Nunca fue pena mayor, puisque c’est avec cette œuvre qu’il avait choisi d’inaugurer le parcours discographique de son ensemble en 1981. Enregistré dans la superbe acoustique de la cathédrale de Maguelone, parfaitement maîtrisée et restituée par la prise de son toute en finesse d’Aline Blondiau, ce disque s’impose d’emblée par la cohérence de ses choix esthétiques et la sensation d’intériorité qu’il dégage. Le programme, composé avec une indéniable intelligence, replace la messe dans le contexte de la Passion, une option complètement valable et défendue avec un réel souci d’expressivité et de variété par les chanteurs, mais aussi par les instrumentistes des Sacqueboutiers dont les interventions, que d’aucuns trouveront peut-être historiquement discutables, sont réalisées avec un naturel et un discernement qui les honorent.

ensemble gilles binchois les sacqueboutiers
La réalisation vocale est de très bon niveau et parvient à rendre pleinement justice à la simplicité presque austère de la musique tout en faisant saillir son inventivité et en lui apportant la densité et l’animation qu’elle requiert. Si l’on excepte quelques tensions ou fluctuations ponctuelles dans les registres aigus, d’ailleurs largement compensées par l’implication des chanteurs, l’ensemble sonne avec beaucoup de plénitude et de transparence, sans que la personnalité de chaque voix soit pour autant diminuée ou effacée. En s’appuyant sur leur connaissance et leur pratique des répertoires antérieurs, Dominique Vellard et ses chantres livrent une vision très orante et concentrée de la messe comme des motets, dont les élans les plus progressistes luisent peut-être avec d’autant plus d’éclat que l’on perçoit ici avec netteté la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Leur disque prend donc tout naturellement place parmi les meilleurs consacrés à Peñalosa.

Je vous recommande donc cet enregistrement dédié à un musicien qui n’a pas encore complètement acquis, à mon avis, la place qu’il devrait avoir dans le paysage de la musique du XVIe siècle et dont les œuvres sont ici particulièrement bien servies par l’Ensemble Gilles Binchois. Puisse cette réalisation de grande qualité donner l’envie aux musiciens et aux éditeurs de se lancer dans l’exploration des cinq autres messes de Peñalosa, mais aussi de ses lamentations, peu ou imparfaitement documentées au disque.

francisco penalosa missa nunca fue pena mayor ensemble gill
Francisco de Peñalosa (c.1470-1528), Missa Nunca fue pena mayor, hymnes et motets.

Ensemble Gilles Binchois
Les Sacqueboutiers
Dominique Vellard, direction

1 CD [durée totale : 58’43”] Glossa GCD 922305. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Missa Nunca fue pena mayor : Kyrie

2. Missa Nunca fue pena mayor : Agnus Dei

3. In passione positus Iesus, motet

Illustration complémentaire :

Attribué à Michel Sittow (Reval, c.1469-1525/26), Portrait de Ferdinand d’Aragon, c.1500. Huile sur bois, 29 x 22 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

La photographie de l’Ensemble Gilles Binchois et des Sacqueboutiers est de Roxanne Gauthier. Je remercie l’Ensemble Gilles Binchois de m’avoir autorisé à l’utiliser.

Je remercie Philippe Leclant, directeur du Festival de Maguelone, d’avoir rendu possible la réalisation de cette chronique.


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