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Proust au marché

Publié le 19 février 2008 par Antigone

Tante Babette prit une profonde inspiration et plongea la main dans l’étal de salades fraîches disposées harmonieusement devant elle. Elle procédait toujours de cette manière, avec cette confiance absolue en sa chance. « Je vais prendre celle-ci », déclara-t-elle au marchand, sans jeter un regard sur l’heureuse élue, l’installant immédiatement au fond du panier en rotin, brun et usé, qui pendait à son bras.

Tante Babette était un phénomène, un de ces personnages emblématiques du marché que nous parcourions en tous sens tous les mercredis matin, un mélange de douceur et d’extravagance auquel les commerçants s’étaient peu à peu habitués. Ils l’observaient tranquillement, un petit sourire au coin des lèvres, alors qu’elle fermait les yeux et pointait son doigt vers l’aliment choisi. Se doutaient-ils qu’elle ne se trompait jamais ?

J’allais chez Tante Babette, tous les mercredis, tandis que mes parents partaient travailler. Elle n’était en aucun cas ma « tante", enfin pas au sens strict du terme. Elle était simplement la voisine d’à côté, celle avec qui nous partagions un palier triste à la peinture verte, écaillée.

J’aimais l’odeur des coussins fleuris qui ornaient son canapé. Tandis que je finissais ma nuit en rêvassant, je l’apercevais par l’interstice de mes paupières légèrement fermées, marcher sans bruit dans son appartement aux volets tirés, faire son lit et préparer tranquillement sur la gazinière en bois notre petit déjeuner commun, au parfum de chocolat et de tartines grillées.

Chez tante Babette, il y avait des livres, partout, dans des états différents de dégradation. Parfois, je l’entendais râler doucement, un chiffon à la main, contre ce temps qui jaunissait le papier et faisait trembler les doigts. Puis, un grain de poussière lui chatouillait le nez, elle éternuait bruyamment, et nous partions toutes les deux d’un éclat de rire qui n’en finissait plus.

Sa salade bien calée au fond du panier, Tante Babette s’arrêta devant un étal sur lequel le mot « biscuits » , baigné d’une lumière jaune éblouissante, mêlée à une fine odeur de sucre brûlé, fit gargouiller mon ventre. Elle paraissait ravie. Depuis que je lui avais dit ce matin avoir gagné le premier prix de dissertation à l’école, je la sentais préoccupée.

« Choisie une madeleine ! », m’ordonna-t-elle. Je tendis mes doigts, pris un biscuit au goût exotique de fleur d’oranger, et aperçu son sourire coquin.

Ce n’est qu’en lisant Proust, quelques années plus tard, que je compris la portée de ce geste, incongru et délicat, qui lui ressemblait tant. Si je m’en souviens bien, il me semble même avoir un peu pleuré et retrouvé par magie, au fond de ma mémoire, pendant quelques secondes, l’odeur poussiéreuse et raffinée de son appartement douillet.


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