Il y a de ces livres qui vous mettent en difficulté, mais alors en grosse difficulté : par quel bout commencer à rendre compte de sa lecture ? Il y a tellement de choses à dire, le livre est tellement dense, comporte tant de dimensions que vous vous demandez si vous saurez jamais donner au lecteur une petite idée des étendues dans lesquelles celui-ci vous entraîne. Sourires de loup, de Zadie Smith, fait partie de ceux-là. C'est l'exploration de la vie contemporaine dans toute sa complexité.
Le roman se présente comme le récit de la vie de deux familles, il faudrait dire plutôt la vie de deux hommes, dans un premier temps. Deux amis : Alfred Archibald Jones, dit Archie, et Samad Miah Iqbal. D'origine et de culture différentes - le premier est Anglais, le second du Bangladesh - ils ne se seraient pas liés d'amitié sans le concours de circonstances déterminantes.
Tout commence à la guerre, la deuxième, où tous deux sont mobilisés, mais dans une unité particulière, vu leur condition physique respective. Ils ne sont pas au front, mais dans un rôle qui pourrait être assimilé à de la surveillance, disons un rôle qui n'est pas susceptible de leur octroyer des lauriers. Pourtant chacun de nous aimerait que, d'une manière ou d'une autre, un peu de gloire reluise sur son identité. Le moindre fait héroïque d'un ancêtre va être l'occasion de se revendiquer d'une lignée glorieuse, ou bien on se jette dans une situation qui nous permettra plus tard d'attester de notre valeur, même si nous ne sommes, au fond, que des gens les plus ordinaires du monde.
En effet l'ennui, la banalité, le vide ont de quoi désespérer un homme au point de le conduire au bord du suicide. Archie y échappe de peu. Lui et Samad n'ont pas des vies extraordinaires, mais ils vont tenter de lui donner de l'éclat, Samad en particulier, même si l'entourage n'est pas dupe. C'est ce qui caractérise l'homme : rendre sa vie intéressante, appeler à soi l'admiration, le respect de l'autre, lui montrer qu'on est une "valeur". A une époque où l'essence de ce mot change selon les pays, selon les individus, cette entreprise est souvent bien difficile.
Nous ne suivons pas seulement Archie et Samad au fil de leur amitié, de leurs vies conjugales, on remonte également à leurs origines avant de s'apesantir sur leurs enfants. Archie, marié à Clara, une jamaïcaine, aura avec elle une fille : Irie. De son côté, Samad aura avec Alsana, de même origine que lui, des jumeaux : Magid et Millat. Que transmettre à ces enfants nés en Occident mais dont les parents viennent d'ailleurs ? Quelle est leur identité ? Sont-ils fils de l'Occident ou fils du "pays" ?
Le récit met en scène plusieurs générations, chacune tentant de trouver le point d'ancrage qui lui permettra de ne pas sombrer. Mais la plus exposée est sans aucun doute la toute dernière génération car elle doit faire face à une question délicate : celle de l'identité. Les cartes sont bien brouillées lorsqu'on est né et qu'on a grandi dans un pays autre que celui d'où viennent nos parents, surtout lorsque ces derniers sont de race différente. La société s'applique à brouiller ces cartes, alors que les choses ne se présentent pas d'une manière aussi compliquée pour les jeunes concernés. Ceux-ci reconnaissent d'abord leur appartenance à un pays, si c'en est un : celui de l'adolescence, avec son lot de soucis et d'émois.
Les thèmes dans ce roman sont aussi divers que le conflit de génération, le couple, la tentation, l'honneur, la gloire, la religion, la parentalité, la guerre, l'amitié, l'homosexualité, le monde du travail, la jeunesse, le racisme, la science, l'extrémisme. Cependant s'il fallait en nommer un qui fasse figure de fil d'Ariane, je dirais l'immigration, dans son acception la plus globale, autrement dit le fait que le monde est aujourdhui un village qui voit sa population changer, muer au rythme des flux migratoires, ce qui ne va pas sans déclencher des guerres : guerre des valeurs, guerre des religions, guerre que livre la mondialisation à tous ceux qui se retranchent derrière leurs origines, leur culture. Toutes ces "guerres" jettent les jeunes générations dans un tourbillon dans lequel ils ont du mal à trouver ou à se faire une identité, car ballotés de part et d'autre.
Beaucoup d'humour, de dérision aussi, mais ce qui est admirable, c'est que le lecteur est placé devant le point de vue de chacun, les personnages ne sont pas tournés en ridicule, même lorsqu'ils se trouvent dans une posture qui n'est pas à leur avantage : le lecteur éprouve pour tous une irrésistible sympathie. La dérision se trouve plutôt dans la manière de raconter. Et Zadie Smith narre avec une puissance étonnante eu égard à son âge (Elle est née en 1975 et le roman parut en 2000 ) Elle a mis une telle distance entre elle et ses personnages, chose qu'on ne réussit si bien qu'avec l'expérience. Je veux dire que le narrateur omniscient à travers lequel on observe les personnages a une belle longuer d'avance sur eux, ce qui ne l'empêche pas de se mettre à leur niveau. Il y a comme une grandeur et en même temps une humilité de la part de l'auteur qui lui fait épouser les petitesses de ses personnages, afin de mieux s'en démarquer, mais tout cela se fait d'une manière subtile, insensible.
Et les personnages ! Pas aussi simples qu'il n'y paraît. Des femmes de caractère en apparence, très sensibles en réalité. Des hommes faibles, voire sans personnalité, comme Archie qui se remet entièrement sur le pile ou face d'une pièce de monnaie pour savoir quelle décision prendre, et ce même dans les choses les plus graves. Mais il paraît, de loin, plus résistant intérieurement que son ami Samad, doté à première vue d'une plus grande virilité.
Le roman n'est jamais aussi passionnant que lorsqu'il s'intéresse à la jeune génération : Irie, les jumeaux Millat et Magig, Joshua, car une troisième famille intègre l'histoire, les Chalfen, dont Joshua est le fils aîné. le chef de famille, Marcus Chalfen, d'origine juive, est un homme de science qui se préoccupe de révolutionner la médecine par les manipulations génétiques.
La fin du roman intervient comme un couperet, le lecteur est brusquement mis dehors, alors qu'il y avait encore de la matière. C'est curieux de dire cela d'un roman qui fait tout de même 735 pages, mais le fait est qu'on attend une suite. Cependant l'auteure se joue de votre attente et elle se débarasse de nous comme ceci :
"raconter ces histoires à dormir debout et d'autres du même acabit contribuerait immanquablement à accélérer la diffusion du mythe, du dangereux mensonge, selon lequel le passé est toujours imparfait et le futur parfait. Et comme le sait perinemment Archie, ce n'est pas vrai. ça ne l'a jamais été."
Mais je comprends qu'il fallait bien mettre un point final. Un point qui, dans Sourires de loup ressemble plutôt à trois points de suspension.
Zadie Smith, Sourires de Loup, Gallimard 2001, 738 pages ; Titre original "White Teeth", 2000.
Voici ce qu'on apprend en page liminaire : "A peine commencé, ce livre fit l'objet d'enchères à la foire de Francfort, sur la foi de cent pages alors qu'il en compte cinq cents ! Il a reçu de nombreux prix dont le prix Guardian et Whitbread du premier roman."
Zadie Smith est née en 1975 d'un père anglais et d'une mère jamaïcaine.