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La Morrigane : un appel du fond des âges

Par Amaury Piedfer
Les récits légendaires irlandais, mis par écrit entre les VIème et VIIIème siècles, ont conservé, on le sait bien, une part du vieux fond mythologique celtique, et constituent de ce fait une passerelle vers la vision du monde de nos ancêtres ; une part de ces récits, cependant, est propre à chacune des régions qui les ont produits et représentent des formes de mythologies nationales. Dans le cycle de l'Ulster (Irlande du Nord), dont le coeur est la légende de la Razzia des vaches de Cooley, nous sont contés les affrontements entre les anciens royaumes d'Ulster et de Connaught ; le merveilleux prend souvent le pas sur le récit historique, et l'on rencontre partout des héros, héritiers des anciens dieux, comme Cuchulainn, des druides, mais aussi trois déesses, qui se manifestent souvent sous l'apparence de fées ou d'animaux, et qui interviennent régulièrement dans le fil des événements : la Morrigane (ou Morgane, "celle qui est née de la mer") et la Bodb (ou Bodua), qui président en particulier à la guerre et à la mort, mais aussi à la sexualité, et la Macha, complexe déesse des chevaux, de la guerre, de la souveraineté et de la fécondité.
Dans La seconde bataille de Mag Tured, la mystérieuse Morrigane livre une prophétie pour le moins curieuse, restée célèbre sous le nom de "Prophétie de la Morrigane".

Puis après que la bataille eut été gagnée et qu’on eut nettoyé les cadavres restés du massacre, la Morrigane, fille d’Ernmas, se mit à annoncer la bataille et la grande victoire qui avait été remportée, aux collines royales d’Eriu (Irlande), aux armées des Sidh [l'Au-delà], aux principales eaux et à leurs embouchures. C’est pour cela aussi que la Bodb décrit des hauts faits. “As-tu quelque nouvelle ?” lui disait-on, et elle répondait :

(Texte irlandais original : )


Sídh go neimh neimh go domhan domhan fo neimh neart i gcách án forlán lán do mil míd go sáith sam i ngram gae for sciath sciath for dúnadh dúnadh lonngharg fód di uí ros forbiur beanna abú airbí imeachta meas for chrannaibh craobh do scís scís do ás saith do mhac mac formhúin muinréal tairbh tarbh di arcain odhbh do crann crann do thine tine a n-áil ail a n-úir uích a mbuaibh Boinn a mbrú brú le feabh faid ásghlas iar earccah foghamar forasit eacha iall do tír tír go trácht le feabh ráidh bíodh rúad rossaibh síoraibh ríochmhór sídh go neimh bíodh síornoí.

Traduction française :

Paix jusqu'au ciel,du ciel jusqu'à la terre,terre sous le ciel,force à chacun. "À chacun : une tasse bien remplie,plénitude de miel,plein d'honneur,été en hiver,lance supportant bouclier,boucliers sur les forts,forts à la fureur de combat,toisons des moutons,bois grands d'andouillers,grouillant de cerfs,plus jamais de ravages,forêt avec mats,noix dans les arbres,branches pendantes,sous le poids des fruits,richesse pour un fils,un fils très lettré,joug pour un bœuf,un bœuf de chant,nœuds dans le bois,bois pour le feu,feu de besoin,palissades neuves et brillantes,le saumon leur prise,(le fleuve de) la Bouendas leur hospice,hospice plein d'espace,nouvelles pousses de printemps,augmentation de chevaux à l'automne,la terre sûrement gardée,et terre louangée de l'excellence de la parole,pouvoir éternel pour la grandeur des bois clairs,paix dans le ciel là-haut,qu'il soit neuf fois éternel...La Morrigane annonça aussi la fin de l'Âge (1), prédisant tout ce qu'il y aurait de mal :
"Je verrai un monde qui ne me plaira pas : été sans fleurs, vaches sans lait, femme sans pudeur, hommes sans courage, captures sans roi ; forêt sans mats, arbres sans fruits, mer sans frai ;mauvais avis des vieillards, mauvais jugements des juges, chaque homme sera un traître, chaque garçon un voleur ; le fils ira dans le lit de son père ;le père ira dans le lit de son fils : chacun sera le beau-père de son frère.Un mauvais temps : le fils trahira son père, la fille trahira sa mère".
(La seconde bataille de Mag Tured, verset 165)
On comprend bien en lisant ces textes que les sentiments de la félicité et du chaos furent l'objet d'une conceptualisation approfondie dans les pays de la Keltia. La volonté ferme de soutenir l'ordre du monde (ciel et terre), très ancien trait de mentalité celtique (2), se double d'un juste espoir de préserver ses forces, de jouir de la fécondité de la terre et des bêtes, et d'assurer la prospérité à ses enfants. A ce monde d'ordre et de justice s'oppose le chaos, le renversement de l'ordre établi, où dominent les sentiments vils, les attitudes indignes, la bassesse, l'esprit de trahison de ceux dont on attendrait secours ou bienveillance.On comprend bien aussi à quel point ces textes n'ont rien perdu de leur force ; on comprend aussi pourquoi bon nombre de Gaulois sont horrifiés devant la folie des nouveaux maîtres de leur pays, devant l'absurdité du monde qu'ils entendent construire à nos dépends... un monde qui a tout du chaos tel que l'imaginaient nos ancêtres.
(1) Aiuestu Miletonion, l'âge de Mileto ou Âge du Chaos : l'Âge de Fer des Grecs et le Kali Yuga des Aryens de l'Inde.(2) voir l'article sur la Rouelle, rubrique "Nos traditions".
Amaury Piedfer (merci à Marie).

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