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Et voilà pourquoi votre fille est muette… (3)

Publié le 24 août 2011 par Zebrain

pdf009-1983.jpgJe vous demande maintenant de chercher une forme d'expression qui, sur le mode littéraire, répond à la nécessité d'envisager des possibles, qui s'adapte aux métamorphoses de la connaissance, permet à l'individu d'essayer des théories sans obligatoirement y adhérer, qui crée, à partir d'un certain nombre d'hypothèses, un modèle, une simulation (politique, sociale, économique, écologique) sur le mode littéraire et sensitif ?

Il s'ait, bien sûr, de la SF. Ce n'est pas la science-fiction qui n'est pas en phase avec notre société. C'est notre société qui est aveugle à la science-fiction.

Il est vrai que l'utilisation de souris et d'icônes, notamment dans les jeux vidéo, tendent à nous faire utiliser nos sens, plutôt qu'une soi-disant "intelligence pure" (8). Mais là encore, le problème est mal posé : ordinateurs et hypertextes sont de formidables outils éducatifs. On sait qu'un enfant retient beaucoup mieux ce qu'il a cherché et trouvé lui-même — par exemple, à l'aide d'un hypertexte. On sait également qu'il retiendra mieux ce qu'il aura associé à autre chose — par exemple une émotion.

La synesthésie gutenbergienne n'est donc pas une malédiction. En quoi serait-elle l'apanage du mode tribal ? Il serait inexact de croire que seules les sociétés orales/tribales produisent de la musique, du théâtre, de la peinture, de la danse, ou de la fiction. Inexact et absurde.

Un roman de science-fiction, même s'il cherche à "spéculer en perspective temporelle", reste avant tout un roman, donc une entreprise tout aussi synesthésique (sinon plus ! voir Bester) qu'un roman de fantasy.

Il n'en reste pas moins vrai que "la mise en perspective temporelle" est primordiale en SF. Un roman de science-fiction établit pour le lecteur une relation complexe entre passé, présent et avenir. On pourrait la représenter ainsi :

passé —> présent —> avenir

Un roman de littérature générale effectue l'opération suivante :

passé <—> présent

Tandis qu'un roman de fantasy (et un bon nombre de space operas et autres futurs lointains) fonctionne de cette façon :

(passé <—> présent) <—> ailleurs

Pourquoi, mais pourquoi donc nos contemporains se détournent-ils de plus en plus du schéma numéro un — celui de la vraie science-fiction — au bénéfice du schéma numéro trois (ou deux) ?

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D'abord, et tout simplement, parce que la science-fiction a gagé la bataille. De la science-fiction, il y en a partout : dans votre télé, au cinéma, dans votre four à micro-ondes. Que vous sachiez ou non d'où viennent les objets de votre vie quotidienne — j'entends par là : quel état d'esprit, quelle conception du monde les a engendrés — il ne faut pas vous leurrer : ils sont nés des rêves technologiques des écrivains de SF, relayés par les techniciens, les ingénieurs et les savants qui les avaient rencontrés dans leurs œuvres (9). Alors, pourquoi désirer, littéralement, ce que l'on possède déjà ? Pourquoi s'offrir, l'espace de quelques pages, ce que l'on trouve aussi bien dans sa cuisine qu'au cinéma ? Quant au reste — l'espace, les petits hommes verts — il devient de plus en plus évident que cela intéresse de moins en moins de monde : il y a bien assez de problèmes sur Terre.

Cependant, même si cela peut paraître paradoxal, nos contemporains, tout en jouissant d'un grand nombre des avantages de la modernité, ne peuvent pas — ou ne veulent pas — voir dans quel type de société ils vivent. Lorsqu'ils sont français, ils ne veulent surtout pas l'identifier à une forme littéraire dont ils nient l'existence depuis plusieurs dizaines d'années. Ils acceptent le micro-ondes mais boudent le minitel. Ils acceptent le lecrteur CD mais croient encore qu'il faut savoir "programmer" pour utiliser un logiciel de traitement de texte. Ils ingurgitent quantité de produits nouveaux mais ignorent tout des biotechnologies qui les produisent. En France, le retard du câble, la lenteur à créer et à rendre aisément disponibles des programmes conçus pour des publics ciblés reflète le refus d'une partie de l'intelligentsia médiatico-culturelle de reconnaître que la société française est en train de se diviser, de s'atomiser, de se ghettoïser. Bref, que leur public n'est plus monochrome et monolithique, mais au contraire polychrome, varié, intelligent, et donc indifférent à la soupe sans saveur et sans identité qu'on prétend lui servir. L'attitude de l'éducation nationale à l'égard de l'ordinateur mériterait à elle seule un volume, que d'autres que moi se chargeront d'écrire un jour…

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Ainsi, nos contemporains ne savent pas à quelle époque ils vivent. Dans leur grande majorité, ils refusent d'admettre que ce qui fait leur quotidien est en grande partie né de la vision collective de la science-fiction d'hier. En fait, c'est avec le présent que nous avons un problème.

Il n'y a plus de présent. Tout est simultané. Tout est possible. Tout coexiste. Grâce aux films, aux livres, aux documents, aux expositions, aux jeux, on peut, ou on croit pouvoir vivre toutes les époques, tous les styles. Même la mode n'impose plus rien. D'où le phénomène du "revival", le recyclage et la recombinaison de tout ce qui existe : de la musique au mobilier en passant par la philosophie. Tout est disponible. Tout est ludique. Tout peut être choisi/utilisé/transformé. Qu'il s'agisse de vêtements ou de style de vie, tout le monde peut, sans que personne y trouve à redire, choisir la niche éco-sociale qui lui convienne (10).


Sylvie Denis


(9) Les témoignages des cadres de la Nasa tendent à prouver que nombre d'entre eux ont choisi leur profession parce qu'ils avaient lu, enfants, de la science-fiction. (Voir les témoignages des mêmes lors de la mort d'Heinlein.)

(10) Cette description correspond à ce que J.-P. April, dans son article paru dans le numéro de septembre 1992 de NLM, "Post-science-fiction. Du post-modernisme dans la science-fiction québecoise des années 80", appelle l'état "post-moderne" (c'est à dire flou, détaché, ironique, référentiel) de la société. La post-modernité n'a, à mon goût, produit que fort peu de textes vraiment intéressants. Elle ne sauvera pas plus la science-fiction qu'elle n'a sauvé la littérature générale : une littérature qui ne se nourrit plus que d'elle-même ou de sa propre critique est une littérature agonisante. L'écrivain est celui qui regarde le monde, pas celui qui place deux miroirs l'un en face de l'autre pour en admirer les effets.

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