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Les Juifs de Tlemcen Par le Prof. Albert Bensoussan

Publié le 02 septembre 2011 par Amroune Layachi

Les Juifs de Tlemcen Par le Prof. Albert Bensoussan

À force de me pencher sur ce lointain rivage d’Algérie, que nous avons peuplé deux millénaires durant, et dont nous fûmes bannis par la force, la terrible force des choses, je me demande s’il reste encore quelque bribe de ce judaïsme algérien.
Alors je vais et je viens, je cherche dans les archives, j’interroge mes papiers, je fouille ma mémoire et voilà et voilà…
Invité à m’exprimer à l’Unesco en 2003, à l’occasion de « l’Année de l’Algérie » en France, j’y ai évoqué cette vieille alliance entre les deux fils d’un même père, Abraham / Ibrahim, « père éminent » — Ab-Ram, selon l’étymologie, autrement dit : le patriarche. Algériens arabes, berbères et juifs ont la même mère : la terre algérienne — quel que soit le nom que lui donna l’histoire : Numidie, Maurétanie, Berbérie, royaume des Aurès… –, terre qui les a portés et aimés sans partage. Au point qu’on ne peut parler des uns sans évoquer les autres. Si l’on regarde en arrière, du XIVe siècle avec Ibn Khaldoun, historien des Berbères (dans son ouvrage monumental Kitab al Ibar), qui le premier a parlé de tribus juives ou judaïsées (j’attends qu’on m’explique la différence) et de la Kahéna, fille de Tabet, reine des Aurès, et plus en amont, en supputant sur les vagues d’immigration venues du bassin méditerranéen, on ne peut que constater le vaste brassage et l’installation au sein d’une même mère qu’on a, sur le tard, appelée Algérie …J’ai pu, alors, dans l’euphorie d’un espoir de réconciliation dont nous serions frustrés, prêcher cette bonne parole ou énoncer le vœu pieux : chalom / salam / azur :
On peut retracer cette commune mémoire pour un destin longtemps commun. Les familles juives d’Algérie portaient des patronymes partagés par Arabes et Berbères : Guedj, Taïeb, Touati, Khalfa et Saïd, Bahloul et Haddad, Tabet, Akoun, Hanoun, Bakouche ou Abib… (le grand-rabbin Maurice Eisenbeth en a scrupuleusement dressé la liste patronymique, dans un ouvrage de référence), sans oublier tous ces noms en Ben qui, dans les années qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie, ont uni souvent les uns et les autres sous la même réprobation métropolitaine. Quant aux prénoms, s’il est vrai qu’avec la colonisation ils évoluèrent vite vers la francisation, ils gardaient pour beaucoup encore, dans la première moitié du XXe siècle, l’empreinte arabe : Aïcha, le plus courant pour les femmes (c’est le prénom de ma mère), Sultana, Mariem, Mah’a, et pour les hommes, Mes’od, Makhlouf, Saadia ou Ichoua, Brahim ou Youssef. Mais que penser aussi de ces prénoms choisis par les musulmans d’Algérie : Ishak, Sarah, Rahal, Léa, Yacoub, et bien sûr, en milieu berbère, Kahina, tant en faveur aujourd’hui ? De même le vêtement, l’habitat, les goûts culinaires les rapprochaient. Parenthèse anecdotique : les Juifs du Mzab, qui étaient avant l’Indépendance quelques milliers, étaient évidemment habillés comme leurs « cousins » musulmans, et je me rappelle tel Juif mozabite déambulant en pleine Casbah, tout vêtu de blanc saroual, boléro, bas de laine, cape immaculée et vaste turban enroulée autour d’une chéchia : et voilà, il mangeait un bout de pain en pleine rue au nez et à la barbe des musulmans jeûneurs ; il fut donc réprimandé et molesté, jusqu’à ce qu’il puisse expliquer, en arabe, sa langue, qu’il était soumis à la seule loi de Sidi Moussa, notre Moïse. Beaucoup de ces Mozabites, tous profondément marqués par le judaïsme et s’exprimant (et écrivant) de tout temps en hébreu, feront leur alya après l’indépendance d’Israël, et en 1962 ceux qui restaient émigrèrent, principalement à Strasbourg, la ville française la plus soucieuse d’orthodoxie juive.
L’écriture juive d’Algérie n’a cessé de s’interroger sur cette identité-là en l’exprimant ou en la sondant par le biais de ce que Guy Dugas (dans Littérature judéo-maghrébine d’expression française) appelle la « nomination ». Était-ce héritage de la Bible hébraïque, passant en revue les générations ou toledot, énumérant pieusement ces noms anciens, ces prénoms qui disent l’histoire et les filiations ? Ou est-ce la puissance du verbe qui, sur cette terre, de contes plus que de contemplation, a privilégié le verbe sur l’image ? Comment s’étonner que cette littérature algérienne donne plus à entendre qu’à voir ? Et donc, Juifs, Berbères et Arabes, parce que pareillement autochtones ou indigènes, et relevant d’une même tradition orientale, sont aussi cousins par l’écriture. Certains ont longtemps pu croire qu’Elissa Rhaïs était une musulmane algérienne, avant de découvrir que cette grande conteuse, de son vrai nom Rose Boumendil, était bel et bien juive.
A propos de langue, signalons que les Juifs d’Algérie, tout en ayant gardé largement leurs connaissances hébraïques (contrats commerciaux, actes religieux, ketoubot… rédigés en hébreu), étaient de langue arabe jusqu’à la Conquête, et même bien après. Ils correspondaient entre eux en utilisant le judéo-arabe. Mon père, jusqu’au bout, reçut des lettres de son cousin germain, un rabbin marocain, écrites en hébreu qui, lorsqu’on le lisait était, en fait, de l’arabe, car l’arabe était la langue véhiculaire de tous. De même notre Haggadah était-elle entièrement traduite en arabe rédigé en caractères hébraïques — Robert Attal, dans Regard sur les Juifs d’Algérie, dresse un éloquent bilan de l’édition de ces textes, et Simon Darmon, qui a fui Alger pour Jérusalem, nous a donné en 2001 La nouvelle Haggada, commentant, transcrivant, préfaçant et réalisant l’édition de la Haggada algéroise de notre enfance, éditée par Félix Sébaoun à Alger en 1946, avec une préface de notre grand-rabbin Maurice Eisenbeth. Quand ma grand-mère Sultana était chez nous, à Alger, pour Pessah, mon père ne manquait jamais de faire suivre chaque paragraphe hébraïque de sa traduction en arabe ; de sorte que hébreu et arabe étaient étroitement mêlés dans ce récit de la sortie d’Égypte — une terre qui se dit pareillement en hébreu Misraïm et en arabe Misr. Car mes parents, nés à la fin du XIXème siècle, s’ils parlaient français, avaient toujours l’arabe pour langue maternelle, et je ne pouvais m’entendre avec Lalla Sultana, ma grand-mère, qu’en baragouinant avec elle, ni plus ni moins que tant de « beurs » en France, exilés de la langue de leur mère.
Ce ressassement des frustrations géographiques ou politiques est, heureusement, sans cesse contrebalancé par la revendication d’une mémoire, seule patrie possible, mais que n’a-t-on dit que nous étions le peuple de la mémoire ? C’est peut-être vrai que nous n’effaçons rien, et le cri biblique d’Isaïe : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche ! » retentit toujours, tous azimut. Demeure en définitive une foi émouvante et troublante qui n’est pas seulement fidélité au territoire, mais aussi et surtout à cette géographie humaine qui fondait depuis des siècles le cousinage judéo-arabe. C’est au nom de cette fraternité (ou de cette utopie) que Line Meller-Saïd écrit cet émouvant récit Alger, un enfant dans la tourmente, fondé sur l’amitié de deux enfants, Abraham et Mustapha, qui saura résister au conflit et se renforcer dans l’exil. On trouvera une même expression de cette fraternité judéo-arabe dans le beau poème de Souhel Dib, Moi, ton enfant Ephraïm où l’écrivain arabo-algérien entre dans la peau et la voix de son ami Jacob, à qui l’ouvrage est dédié, pour exprimer la quête d’un impossible retour — « Je fouille le sol à la recherche de mes racines déchirées » — et la nostalgie de Tlemcen, haut lieu d’une foi partagée autour de la sépulture du célèbre Rab Ephraïm Enkaoua. La seule question qu’on se pose désormais est : reste-t-il une place pour l’utopie, et la tant vantée coexistence d’Andalousie n’est-elle pas autre chose qu’un mythe historique ?
Car comment comprendre cet effacement de la mémoire juive dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Il est vrai, plus une seule synagogue (toutes ou presque sont devenues des mosquées), des cimetières « israélites » dévastés ou à l’abandon, plus de communauté juive, plus de Juifs. Ce jeune ami algérien rencontré à Rennes était tracassé par cette oblitération : En Algérie, les jeunes, qui sont la majorité de la population, ignorent tous qu’il y a eu des Juifs en grand nombre dans ce pays, voilà ce qu’il m’a dit, et alors il m’a convié à une émission universitaire de « Radio Campus » pour rappeler que nous, Juifs, étions cent trente mille à partir à l’heure de l’indépendance. Aujourd’hui, grâce, notamment, à l’entreprise pédagogique d’un Jean-Pierre Allali, tous ces Juifs qui ont quitté, contraints et forcés, les terres arabes, qui furent pour certains leur patrie séculaire, peuvent bien prétendre à être reconnus, quelque part, comme des « réfugiés ». Comme tous les réfugiés de par le vaste monde, ils ont tout laissé derrière eux (qu’est devenu mon piano ? où est passé ma bibliothèque ? qu’en est-il de ces objets familiers qui composaient le paysage familial ?)… Et alors, comment interpréter notre peine et notre nostalgie ? Comment comprendre le tourment de l’exil, que rien, pas même le temps, et surtout pas l’âge, ne saurait effacer ?
Bon, alors Enrico Macias est toujours interdit de retour à Constantine, sa ville natale. Et moi-même, plusieurs fois invité à divers colloques en Alger-la-Blanche, j’ai vu l’une après l’autre ces invitations réfutées sous divers prétextes ; tout comme quelques miennes historiettes qui devaient paraître à Alger et dont l’édition est toujours en suspens. Ainsi va ma plume errante au-dessus du pupitre de mon enfance d’où toute encre s’évapore irrémédiablement. J’écris donc dans la lumière artificielle de l’écran de mon PC, ressassant mes histoires, radotant peut-être, mais contant toujours, avec aux yeux ce sable de nos semelles et au nez cette odeur d’asphodèle à jamais flétrie, sans rien dire de l’oreille orpheline du malouf constantinois, dont le maître fut Cheikh Raymond Leiris, le musicien juif assassiné en 1961, dont le gendre s’appelle Gaston Ghrenassia, alias Enrico Macias. Mon champ de vision, qui s’étrécit de jour en jour, ne retient plus que cette véranda de notre immeuble, à Alger, où se dressent encore les tréteaux d’une chancelante mémoire.
Et comme j’en parlais ces jours-ci à des amis algériens qui ont choisi de vivre sur la bonne rive, en me lamentant encore et toujours de l’effacement de toute présence juive en Algérie, et de cette incompréhension inouïe du monde arabo-musulman à l’égard de ces Juifs qui ont tant vécu en leur proximité, et les ont même précédés au Maghreb comme au Machrek, voilà qu’entre la poire et le fromage, j’évoquais ces charcuteries alsaciennes et juives que je vais périodiquement acheter dans le IXème arrondissement de Paris, afin de respecter pieusement la tradition de la « table dressée » — en hébreu : Choulh’ane Aroh’. Le mot m’a-t-il échappé ? j’ai parlé de « saucisson cachir », en prononçant bien « cachir » et non « casher » à la mode ashkénaze. Ce mot-là, « cachir », était parfaitement ancré dans la mémoire coloniale, et l’on veut bien se souvenir d’un roman à succès de Ferdinand Duchêne, Mouna, cachir et couscous, célébrant en 1930, un siècle après la Conquête, l’union gastronomique des trois religions. Et bien voilà, dans l’Algérie indépendante, depuis quarante-cinq ans, on consomme du saucisson d’où toute viande de porc est exclue, car elle serait trefa, viande interdite chez musulmans comme juifs par la grâce de notre commun patriarche. Et comment l’appelle-t-on, ce saucisson autorisé par la religion ? Le cachir, oui, on l’appelle aujourd’hui « le cachir ». On trouvera sur Internet les mille et une façons de préparer le cachir algérien. Au terme de cette mince réflexion on peut enfin répondre à la question initiale : après tant de siècles de coexistence judéo-berbéro-arabe en terre algérienne, et en conclusion de ce permanent cousinage qui tira tant de rires et de larmes émues à Elissa Rhaïs, notre plus grande conteuse, qu’y a-t-il encore de juif dans Alger-la-Blanche ? Un saucisson nommé cachir.
Albert Bensoussan


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