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Fou rire au manoir (2/4)

Par Montaigne0860

Je n’écoute pas ce qu’elle dit ; je me concentre sur les mouvements de sa bouche cernée de rides : quel âge a-t-elle, quatre-vingts ans ? La voix est pointue avec des effondrements vers le grave. J’observe ses cheveux teints, son fard  – le rouge des pommettes brille à l’excès – ses petits gestes brusques lorsqu’elle repose son verre, léger tremblé qu’elle ne peut réprimer. La situation n’est pas désagréable : elle roule des phrases galets, les déglutis posément et je jurerais qu’en parlant elle songe aux virgules et aux points que ses propositions enchaînées feraient apparaître s’il s’agissait d’un texte écrit. Je mime une écoute attentive, les coudes sur la table, poings posés sous la mâchoire. Je fais oui de la tête. Un morceau de phrase surnage :
- Vous comprenez, en tant qu’Inspectrice d’Académie, je pourrais aisément vous promouvoir ou si vous n’êtes pas de la maison, il va de soi… un emploi… intérêt… intéressant…
Et soudain elle crie :
- Vous avez entendu ma question ?
- Euh… oui !
- Alors qu’en dites-vous ?
- Oui…
- Bon, c’est entendu !
- Mais…
- Il n’y a pas de mais, fait-elle en claquant son verre sur la table.
Elle s’adresse au garçon qui passe :
- Je vous dois combien?
- Six euros cinquante !
- Dites-donc, vous ne les accrochez pas avec des bouts de saucisse, vos menthes à l’eau!
- C’est le Brouilly, Madame ! Un des meilleurs vins de la maison.. Mais je vois que Monsieur…
Un verre de rouge à quatre heures de l’après-midi ! Oh, et puis, tant pis ! Je l’avale en trois gorgées, manque de m’étrangler, insiste en forçant sur la glotte : il faut toujours faire plaisir à la dame dont on a sauvé la vie. Je ne saurai jamais si le Brouilly correspondait à l’éloge que le serveur en a fait ; le liquide glisse d’un coup, sans laisser d’autres sensations qu’une lourdeur à l’estomac.
- Il était bon ?, demande-t-elle.
- Très !
- Il peut, murmure-t-elle en se levant.
Elle m’informe qu’elle va chercher une canne (!) et me demande d’appeler un taxi. On se retrouve près de la caisse, debout, sa tête à la hauteur de mes épaules. Elle s’appuie sur une canne trouvée sous les vêtements accrochés à la patère. Les manches de son manteau lui pendent comme des ailes, et, avec une autorité qui m’étonne, je lui passe les bras à l’intérieur. Un long silence bordé de bruits (claquements de la caisse, appels des serveurs) s’installe entre nous, puis, traversée d’un éclair de lucidité, on dirait qu’elle me découvre ; elle articule d’une voix presque frêle :
-  Vous êtes marié ?
- Je suis en instance de divorce.
- Et moi en instance de mort.
- Nous le sommes tous plus ou moins.
- Eh bien, je le suis plus que d’autres. Et vous faites quoi dans la vie ?
- Écrivain ! Enfin, j’étais écrivain, mais après le divorce, je vais devoir…
- C’est elle qui vous nourrissait. C’est du propre. J’ai bien fait de vous embaucher.


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