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Fou rire au manoir (3/4)

Par Montaigne0860

- Huit jours ? Ben dis donc tu as de la constance !
- Oh, je ne travaille qu’une heure par jour !
- Et les malveillances, les petits accidents ?
- Là, c’est toi qui interprètes. Une fois, l’un d’eux m’a marché sur le pied.
- Ton doigt cassé ? Ton genou blessé ?
- J’ai trébuché dans l’escalier de l’entrée, c’est de ma faute.
- Non, dit-elle, moi aussi j’ai failli tomber en montant. Un fil de nylon a été tendu. Tiens, le voilà !
Elle agite dans la lumière du soir un fil plutôt épais qui se vrille sur lui-même.
- Pas mal, hein ?!
- Tu me fais marcher.
Elle fait non de la tête, les boucles battent sur ses tempes et dans son regard brun vert je lis une légère tendresse moqueuse.
Une demi-heure que nous sommes assis au bord de son lit, enfin, du mien, celui où j’ai dormi depuis que je travaille comme secrétaire. Durant la semaine, j’ai rédigé des lettres, esquissé des projets à partir de notes griffonnées ; banal, presque bête de simplicité, si bien que j’ai passé le reste de mes journées à régler mon divorce : avocat, banque.

Je revois le visage désolé du financier qui me considère de bas en haut, de haut en bas :
- Écrivain ? Ben dites donc ! Vous ne comptez tout de même pas…
J’ai objecté mon nouvel emploi.
- Ah, vous êtes un malin vous, l’Inspection académique! Ça, c’est du sérieux, fait-il en se penchant vers l’ordinateur. Et vous voulez combien ?
- Rien.
- Comment ça, rien ?
- Non, pour l’instant j’ai besoin d’un numéro de compte, c’est tout.
Il retombe sur le dossier de son fauteuil, m’examine en pinçant les lèvres, évoque les livrets à 2%, des prêts à huit, un tas de « produits » qui me mettent mal à l’aise. Je fais un signe de la main et c’est comme si j’avais arrêté un mitigeur. Silence. Il se redresse, me serre la main.
- Si ce n’est pas indiscret, comment faites-vous pour manger ?
- C’est indiscret, dis-je en ouvrant la porte ; les bourrasques m’aspirent au dehors.
Je cours vers la voiture de Caroline que la vieille m’a prêtée.

Une vision s’interpose :
- Si, si, a-t-elle fait. Prenez la voiture. Caroline ne s’en sert que quand elle est là. Ma fille, si vous saviez !
- Votre fille ?
- Oui, Caroline est ma fille, oh une lubie. Je l’ai adoptée à sa naissance il y a trente ans.
- Ah, ah, je vois.
- Vous ne voyez rien du tout. Si vous aviez un enfant peut-être que vous ne seriez pas en train de patauger dans un divorce.
- Vous êtes gonflée ! Je ne vous permets pas !
- Pardon de vous froisser.
Sa voix s’est faite minuscule, une gamine prise en faute.

Caroline m’observe par dessus l’épaule. Son sourire ne s’arrêtera donc jamais ?!
- Vous semblez absent, remarque-t-elle.
- Je le suis.
- Vous rêvez ?
- Je n’aime pas l’automne.
- Quel rapport ?
- C’est la fin de…
- Ma mère m’a dit. L’écrivain qui divorce, un emploi, cela vous gêne ?
- Oui.
- Elle vous a à la bonne, vous savez. C’est vrai que vous lui avez sauvé la vie.
- Ce n’est pas la vraie raison ; elle me sait efficace dans le travail et c’est tout.
Elle se redresse, me tourne le dos, semble presser les deux mains sur sa bouche. Secouée de spasmes, je crains qu’elle ne s’effondre et je me lève, contourne le lit, bouscule la lampe de chevet qui s’éteint en tombant dans un bruit métallique.
Je lui saisis les épaules. Corsage de soie grise. Les éclairages indirects qui entourent le manoir lancent leurs éclats jusqu’à nous et je découvre ses yeux pleins de larmes ; je cherche des formules apaisantes, quand soudain, abaissant ses poignets, se révèle à moi une bouche hilare, aux contours superbes, débordant de malice.
- Pardon, j’ai été prise d’un fou rire. Je ne voulais pas que tu croies… ça n’a rien à voir avec le malheur qui te frappe.
- Le malheur, quoi, quel malheur ?
- Je ne sais pas moi, l’écrivain en fonctionnaire, ça ne doit pas être marrant, ton divorce, tout ça.
Son rire s’apaise ; après avoir dégagé doucement ses poignets de mes mains, elle essuie ses larmes du revers de la manche. Je voudrais être ailleurs. À l’instant où, fermant les yeux pour éprouver toute l’absurdité de ma situation je récapitule la suite des événements qui m’ont amené ici, elle pose ses lèvres sur les miennes et, bien que j’aie dix ans de plus qu’elle, je l’entends murmurer :
- Tu es si mignon !


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