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Emmanuel Carrère, Limonov, POL

Publié le 09 septembre 2011 par Irigoyen
Emmanuel Carrère, Limonov, POL

Emmanuel Carrère, Limonov, POL

Si Limonov n'est pas un roman, la vie de cet écrivain-dissident russe en est assurément un. Nous lisons l'agonie de l'Union Soviétique, le chaos des années Eltsine et la reprise en mains musclée poutinienne à travers l'histoire de ce personnage haut en couleurs, affreux fasciste, à la tête d'une bande de skinheads, dont Anna Politkovskaïa – journaliste et militante des droits de l'homme assassinée en 2006 - et Elena Bonner – femme du dissident Andreï Sakharov - disaient pourtant du bien.

Pour tenter de comprendre cette personnalité si complexe, il faut intégrer que Edouard Limonov est d'abord un dissident, mais un dissident qui fait tache, et, déjà du temps de l'URSS, dénote quelque peu :

On était habitué, en ce temps-là, à ce que les dissidents soviétiques soient des barbus graves et mal habillés, habitant de petits appartements remplis de livres et d'icônes où ils passaient des nuits entières à parler du salut du monde par l'orthodoxie ; on se retrouvait devant un type rusé, marrant, qui avait l'air à la fois d'un marin en bordée et d'une rock-star. On était en pleine vague punk, son héros revendiqué était Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols, il ne se gênait pas pour traiter Soljenitsyne de vieux con. C'était rafraîchissant, cette dissidence new wave, et Limonov à son arrivée a été la coqueluche du petit monde littéraire parisien – où, pour ma part, je débutais timidement.

Son enfance, Limonov la passe en Ukraine, à Karkhov, auprès de ses parents : Raïa Zybine, mère au foyer et Veniamine Savenko, agent du NKVD – la police politique, ancêtre du KGB – qu'il verra un jour dans l'exercice de ses fonctions. Il en gardera une image forte. Le jeune Edouard est donc élevé dans le culte de la patrie.

Délégué du soviet des Pionniers de sa classe (…) il lit beaucoup. Ses auteurs préférés sont Alexandre Dumas et Jules Verne, tous deux très populaires en Union Soviétique.

A Saltov où Veniamine est muté, les choses se compliquent. La mère regrette sa vie d'avant. Quant au rejeton, il commence une vie de bambochard :

il peut tenir un litre de vodka à l'heure (…) Ce talent de société lui permet d'épater jusqu'aux Azéris qui viennent de Bakou vendre des oranges sur le marché et de gagner des paris qui lui font de l'argent de poche. Il lui permet aussi de tenir ces marathons d'ivrognerie que les Russes appellent zapoï.

En marge de ces beuveries, Edouard est approché par un certain Touzik, voyou bien connu à Saltov, qu'il fuira lorsque sa bande se livrera à des viols. Pourtant, rien ne semble détourner Limonov de son amour pour les mots, la poésie en particulier. Ses vers vont même lui permettre de remporter un concours.

Pour être pleinement ce poète, il ne lui manque qu'un nom, quelque chose qui sonne mieux que son triste patronyme de bouseux ukrainien.

Edouard Savenko devient alors Edouard Limonov, hommage à son humeur acide et belliqueuse, car limon signifie citron et limonka grenade – celle qui se dégoupille. Ce haut patronage sous lequel il se place en dit assez long sur sa volonté d'exploser. La suite de son existence va le confirmer.

Dans la vie de Limonov, il y a aussi les femmes : Elena, d'abord, rencontrée à Moscou. Elle a alors 20 ans :

Brune, longiligne, en minijupe de cuir, collants et talons hauts, c'est une fille comme Edouard n'en a jamais vu en vrai, seulement sur les couvertures de magazines étrangers qu'on se repasse sous le manteau : Elle ou Harper's Bazaar.

Ensemble, ils deviennent les roisde la bohème moscovite. S'il y a eu, vers 1970, au plus gris de la grisaille brejnévienne, quelque chose comme un glamour soviétique, ils en ont été l'incarnation.

Une histoire d'amour ? Peut-être. En tout cas une liaison passionnelle qui s'achève dans la douleur pour Limonov. Elle le quitte. Il part alors pour New York, ville des superlatifs et des aventures extrêmes. Pour Edouard, ce sera une découverte, celle d'une autre forme de sexualité, avec un homme cette fois, Raymond. Puis un autre :

Edouard connaît déjà le goût de son propre sperme, il adore celui du jeune Noir, avale tout. Puis, la tête contre sa queue, il se met à pleurer.

Dans la Grosse Pomme, Limonov croise de curieux chemins. Il y aura Carol qui distribue des tracts en faveur du Parti des Travailleurs (des trotskystes à qui il en voudra de rentrer gentiment chez eux plutôt que de faire la révolution). Puis viendront Jenny et surtout Steven, milliardaire dont il deviendra le majordome et qui prendra le temps de lire sa prose. Car Edouard continue d'écrire durant toutes ces années. Il est même publié. En France où il se rend ensuite et dont il maîtrise la langue, c'est Jean-Jacques Pauvert qui le fait connaître. Limonov fréquente aussi certains cercles comme celui de Jean-Edern Hallier chez qui extrême droite et extrême gauche se soûlaient coude à coude

Quand il revient au pays, la Russie, Limonov continue de ne pas tenir en place. Dans les années 90, la guerre fait rage dans les Balkans. Il y participera à sa façon, en proposant notamment ses services à Arkan, criminel de guerre serbe, assassiné en 2000 peu avant l'ouverture de son procès. Edouard a besoin d'action.

A la fin de la présidence Eltsine, Limonov se fait casser la figure, ce qui l'oblige à recourir à un garde du corps.

Ses soupçons les plus consistants portent sur le général Lebed.

Candidat malheureux à l'élection présidentielle, Alexandre Lebed - l'homme à la voix de baryton - fit partie du camp Eltsine avant d'être mis sur la touche lors de l'émergence politique de Vladimir Poutine.

On aurait pu penser que Limonov, partisan d'un pouvoir fort allait se ranger derrière l'actuel premier ministre russe. Erreur. Ce dernier le fit envoyer dans un camp de rééducation à Lefortovo, au fin fond de la Sibérie. Soumis à un régime d'isolement rigoureux, il fit preuve de ténacité et de courage et se montra d'une solidarité sans faille vis-à-vis d'autres détenus.

C'est à sa sortie de prison qu'Emmanuel Carrère décide d'écrire sur lui.

Un temps allié de Garry Kasparov, Limonov fait aujourd'hui bande à part avec son mouvement Stratégie 31 - en référence à l'article 31 de la Constitution, qui garantit le droit de manifester -.

Rendons grâce à Emmanuel Carrère d'avoir échappé à un travers qui consiste à juger un étranger d'après sa propre culture. A l'inverse, à aucun moment ce récit ne noie le lecteur de références russes . L'auteur aurait très bien pu le faire en tant qu'excellent connaisseur de ce pays. Il me semble qu'il a gardé la bonne distance avec son sujet qui reste pour le moins énigmatique. On ne peut sans doute pas comprendre Limonov, encore moins le ranger dans une catégorie. Montrer l'homme tel qu'il est, comme le fait Emmanuel Carrère, grâce à ce récit passionnant servi par un plume alerte, c'est avant tout mettre sur la table cette zone d'ombre. C'est conclure que le personnage échappe à celui qui l'observe.

Cette humilité fera plaisir à ceux que la prétention de certains journalistes à dire le vrai exaspère.


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