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Le prix de la Grèce

Publié le 15 septembre 2011 par Copeau @Contrepoints

L’Europe souffre envers la Grèce d’un « complexe d’Œdipe ». Il convient de tuer le mythe, que les Européens reconnaissent que la Grèce est un pays normal, afin de solder la Dette historique et de régler les dettes.

Par Guy Sorman

Grèce : nous ne paierons pas !

L’État grec est une invention des puissances européennes : voici pourquoi il est peu légitime au regard des citoyens grecs eux-mêmes. Cette invention de la Grèce, en 1830, éclaire les comportements des contribuables, peu pressés de payer leurs impôts, et d’un État jamais sevré de ses origines douteuses. Cette histoire contemporaine, mieux que des considérations comptables, éclaire la banqueroute qui menace.

Tout avait commencé avec les Romantiques quand Chateaubriand, grand écrivain mais aussi menteur magnifique, puis Lord Byron crurent retrouver, en Grèce, les sources de la civilisation occidentale. Un malentendu dont nous payons les conséquences : s’il est exact que les Grecs contemporains vivent au même endroit que Aristote et Périclès, il n’existe guère de continuité entre la civilisation hellénistique et la Grèce moderne. La filiation avec Byzance, dont les Grecs modernes se réclament, est tout aussi ténue. Plus réaliste, Mark Twain, visitant Athènes en 1865, admit n’avoir rencontré que quelques bergers dont les moutons paissaient entre les colonnes écroulées du Parthénon. Ces Grecs, en vérité, étaient une tribu chrétienne parmi d’autres dans l’empire ottoman : mais à la manière dont Don Quichotte rêvait qu’une paysanne laide fut sa Dulcinée, des Européens insistaient pour qu’à tout prix, les Grecs fussent des Hellènes. On ne saurait reprocher aux Grecs d’en avoir profité : tout au long du dix-neuvième siècle, les finances de l’État grec furent soutenues par les Britanniques, les Français et les Allemands. Ces derniers payaient pour avoir imposé un prince allemand comme roi de Grèce en 1833 : ce descendant de bais du Grand Alexandre s’appelait curieusement Othon de Bavière et régnait sur une tribu ottomane.

C’est ainsi que la principale ressource du nouvel État grec devint l’exploitation du mythe hellénistique à charge pour les autres Européens de le financer. Alors même que l’État et l’économie grecs ne remplissaient aucune des conditions nécessaires à l’adhésion à l’Union européenne, la Grèce y entra dès 1981, avec le soutien particulier de Valéry Giscard d’Estaing, grand lecteur de Chateaubriand. « La Grèce, déclara-t-il, étant le berceau de la civilisation européenne, les artisans de l’Europe ont envers elle une dette historique ». On a bien lu : ce n’est pas la Grèce qui ne rembourse pas ses dettes, c’est l’Europe qui a une dette. Il n’est pas douteux que la plupart des Grecs partagent cette haute idée d’eux-mêmes, puisqu’elle leur est assignée de l’extérieur. Et pourquoi rembourser la dette du jour aussi longtemps que la dette historique n’est pas soldée ?

La mystification, inépuisable, fut réitérée en 2001, quand la Grèce entra dans la zone euro sans satisfaire aucune des conditions d’accès. On accuse aujourd’hui les dirigeants grecs de truquer la comptabilité nationale, jusqu’au jour où les marchés financiers ont découvert l’imposture. Mais ce n’est pas exact : en 2001, les dirigeants européens savaient et confessaient, en privé, que les chiffres avancés par l’État grec étaient faux, mais il fallait symboliquement que la Grèce en fut. La dette historique là encore.

Et de nouveau, quand Athènes fut candidate aux Jeux olympiques de 2004, le Comité olympique international savait que la Grèce n’en avait pas les moyens, que les dettes ne seraient pas remboursées, mais comment refuser les Jeux Olympiques à Athènes, alors même qu’ils avaient été fondés là, ou par là, et réinventés par Pierre de Coubertin en 1896 ?

Pour toutes ces raisons, l’État grec ne se sent pas vraiment obligé de rembourser ses créanciers, de même que les citoyens grecs ne se sentent pas contraints de payer leurs impôts à cet État venu d’ailleurs. Certes, le gouvernement n’est plus allemand, ni militaire (depuis 1973), mais la République n’est pas complètement légitime pour autant : en raison de la corruption généralisée des politiciens, de l’inefficacité de l’administration, mais aussi – on en parle moins – parce que beaucoup de Grecs n’ont pas digéré la guerre civile de 1949, éteinte par une intervention militaire anglo-américaine. Ajoutez à cela, plusieurs millions de citoyens, contraints à parler grec, minorités culturelles à qui toute légitimité est déniée, alors qu’ils sont d’origine albanaise ou turque ! Au total, la base citoyenne, qui estime l’État grec légitime, est aussi fragile que la base économique qui, pour l’essentiel, est située « off shore », loin du fisc.

Pour toutes ces raisons historiques et culturelles, le gouvernement grec est conduit à multiplier des engagements qu’il ne pourra pas tenir – les impôts ne vont pas subitement affluer dans les caisses de l’État – ou ne voudra pas tenir – les privatisations retireraient à l’État son influence et réduiraient le clientélisme – avec l’espérance implicite que les Européens céderont encore une fois à la fascination du mythe. L’issue est incertaine, puisque l’Europe souffre envers la Grèce d’un « complexe d’Œdipe » : si la Grèce est à la fois notre père et notre mère, il convient de tuer le mythe, que les Européens et les Grecs reconnaissent que la Grèce est un pays normal, afin de solder la Dette et de régler les dettes.

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