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Il y a eu une aube

Par Eric Mccomber
Il y a eu une aube
Je profite de cette vue imprenable et jubilatoire depuis près de deux cent matins. L'autre jour s'étalait devant moi un décor de brumes japonaises toutes en crinolines et fines draperies. Comme ça m'arrive parfois, je n'ai pas eu envie de prendre de photo. En fait, je devrais plutôt dire que j'ai carrément eu envie de ne pas prendre de photo. Je conserve précieusement en moi quelques images que j'ai refusé de capter, entre autres durant mes voyages à vélo. J'ai craint pour un instant de ne pas leur laisser leur liberté. Je crois bien avoir eu raison, d'ailleurs, parce qu'elles croissent en moi, s'épanouissent et s'oxydent de manière tout à fait éblouissante. À la fin, elle n'auront plus rien à voir avec la réalité, mais se rapprocheront de plus en plus de ce concept foireux que d'autant osent nommer la vérité.
Il y a eu une aube
Une des phrases qui me tiennent en vie au quotidien vient du bouquin Le Sang des Autres de Simone de Beauvoir. Je la pille sans vergogne et la retourne à toutes les sauces. J'ai tant couché avec cette phrase que je ne suis plus certain de ce qui est elle et de ce qui est moi. J'ai tant fait l'amour à cette phrase que quand elle jouit, c'est ma voix qui gémit, rauque et graveleuse. J'ai tant marché le long des berges main dans la main avec cette phrase que je peux suivre ses mouvements du cœur rien qu'en écoutant le son que font ses semelles en se posant sur les cailloux. J'ai tant embrassé cette phrase que je frissonne en l'apercevant sur la place du marché, même de dos, même sous un grand manteau neuf. J'ai tant passé de matins à chanter à tue tête avec cette phrase en ramassant la maison que je considère sa voix comme la mienne et qu'à tout prendre, je la préfère. Je me suis tant marré dans les rues avec cette phrase en revenant de je ne sais où à trois heures du matin que les échos de ses glapissements et les cascades de ses rires continuent à me soulever de terre et à me pénétrer le cœur.
Il y a eu une aube
J'ai tant vécu et œuvré et appris et aimé en compagnie de cette phrase que je finirai par croire que mon temps sur Terre sans toi n'est pas gaspillé, même quand la pleine lune m'éclaire et que la brise charrie le bouquet fragile des cerisiers et des oliviers. Même quand l'ivresse solitaire menace de m'emporter loin de moi, loin de toi, chez les ogres et les dragons, tout là-bas, où ils fomentent dans leurs grognements stupides leur propre fin, notre fin à tous, la fin de presque tout. Mais, toujours, Simone est là qui chuchote à mon oreille, une main sur mon épaule, sourire en coin, l'œil pétillant, sereine, résolue, insoumise, rebelle, insurrectionnelle, sage, calme, adulte, équilibrée, déprogrammée, souveraine :
— Il y aura une aube.
—© Éric McComber

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