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Plan parfait

Publié le 22 septembre 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 32 (nouvelle série)

Je découvre par hasard, dans une boîte à bouquins soldés de ma librairie rochelaise préférée, un poète jusqu’alors inconnu de moi : Jean-Paul Auxeméry. C’est peu dire que la lecture de Le feu l’ombre bouleverse les horizons habituels, repousse les limites et fait peut-être toucher du doigt des universaux de pensée ou d’humanité, qui sait… Ce poète met sacrément le voyage en route, entre Egypte et indiens Hopi, et il s’agit forcément d’un voyage initiatique avec des danses, des masques, des esprits pour le côté indien, des temples, des divinités et des pyramides du côté du Nil.

Au-delà des différences de modes de vie, de croyances et d’apparences de toutes sortes, le poète Auxeméry (par ailleurs traducteur et donc passeur entre les mondes) croit discerner un plan et même un plan parfait. Le plan est très bref, presque minimaliste dans sa sécheresse algébrique, conclue par l’énoncé d’une brève formule. Il apparaît curieusement dans le livre face à la photo prise par l’auteur à Karnak d’une divinité ostentatoirement ithyphallique…

Le plan parfait apparaît dans le poème intitulé La danse du chez-soi où l’on peut se retrouver, je suppose, d’où que l’on soit… tant que l’on observe

« chaque geste en son temps

chaque temps en son lieu ».

J’ai quant à moi observé le plan tracé de ces danses mystérieuses et reproduit fidèlement le geste de son écriture qui n’est pas sans quelques bizarreries, comme cette manie de mettre des virgules en tête de vers…

Le Plan

encastre les clés dans le mur et dans le sol

où Nombres et Mesures

ensemencent

0,6 (V5 + 3)

La danse du chez soi

C’est le duvet de l’aube dans les yeux

des habitants entassés sur les toits,

c’est le temps venu

, et sur la place les sapins mâle et femelle

, et les aigles entravés sur la plateforme –

ils mourront

puis les esprits sortent dans la rue

, au premier rayon de soleil au-delà de la mesa de l’est

, ils viennent de très loin ils s’en iront très loin

, ceints d’aiguilles de sapin

le premier masque est celui du nuage-terrasse

surmonté de l’arc en ciel

quand ses jambes se lèvent pour frapper le sol

les voix basses et puissantes entonnent le chant de la terre

la ligne des danseurs s’incurve du nord à l’ouest

et de l’ouest au sud, et la ligne s’incurve

du sud à l’est, et le cercle ne se ferme

jamais

leur corps mime successivement le Plan Parfait

du Premier Monde, et l’émergence du Second

, c’est le chant et la danse du bas

leur corps mime et raconte la destruction du Troisième

monde, et qui fut peuplé de guerres et de sang

, puis les poitrines se creusent et les pieds

frappent le sol plus sourdement, c’est

le chant et la danse du haut

, puis ils sont à nouveau précipités

le père-kachina ne cesse d’exhorter les cœurs

, les pensées et les coeurs s’accordent

, la poudre de maïs purifie les pensées et les cœurs

et le piétinement des danseurs

du lever au midi, du midi au coucher

les corps disent l’alternance tragique

de l’émergence et de la destruction

les poitrines se creusent et la terre s’évide

les esprits distribuent les présents, il est dit

que les couleurs parlent aussi sur l’arc

, et l’enfant s’effraie de l’esprit en sueur

qui le poursuit

, le grand oiseau ouvre les ailes

et retombe

, les assistants aspergent d’eau

les danseurs

Et soufflent une bouffée de fumée

sur les danseurs

, les épis de maïs sont déposés

près du foyer

, quand le Maître du Secret a levé la main sous sa cape

, quand il a tressé la couronne de bois peinte

, quand les cœurs et les pensées se sont aiguisés

, quand les silhouettes des esprits sont tombées

En dansant au sommet de la falaise

Les hommes quittent masques et habits

Ils étouffent les aigles

(je n’observe aucun rite et pourtant

je suis des hommes à qui leur corps

commande le respect du lieu er du moment

chaque geste en son temps

chaque temps en son lieu

, la première plume de l’aigle mort

Est la première pensée du monde

La Plume-Parfaitement-Ronde.

Jean-Paul Auxeméry, Le feu l’ombre, éditions Dominique Bedou, 1986.


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