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"Nous avons appris que l'âme la plus ferme peut se détruire d'elle-même quand elle se morfond" - Alexis Jenni - L'art français de la guerre (Gallimard, 2011) par Thomas

Par Fric Frac Club
1991, Première Guerre du Golfe. Tempête du désert. Le Mur a chuté depuis plus d'un an, et les Etats-Unis montrent qu'ils sont bien la seule superpuissance mondiale, mènent une guerre privée de toute réalité, privée de toute tension, relayée par la neutralité bienveillante des images qui ne veulent rien dire, feux d'artifice verdâtre retransmis pour la terre entière, conflit auquel la France participe tant bien que mal, écornant une première fois l'espoir optimiste né de 1989.
Face à cette absence de réalité prégnante d'une guerre qui n'est qu'anomie, un homme, notre narrateur, sombre dans le désespoir et quitte peu à peu sa vie, les signes matériels d'une réussite sociale qui perd aussi de sa réalité. Il rencontre un homme, Victorien Salagnon, vétéran d'une « guerre de vingt ans » : Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie. La figure même est assez inédite dans la littérature contemporaine ; on lui préfère le récit direct des évènements, l'action en temps réel ; on laisse l'Histoire s'écrire et on se doit d'imaginer la suite ; littérature d'épisodes. La convocation d'une telle figure, réelle et symbolique, simple et complexe permet au récit de démarrer, de se dédoubler et de donner du sens à l'expérience collective de l'Histoire, au passé proche, au présent toujours passé.
Le deal conclu en entre le narrateur et Salagnon est simple, tout comme celui que nous, lecteur, passons avec l'auteur et son livre. Le vétéran, peintre parachutiste, apprendra son art à notre narrateur en échange de quoi ce dernier devra écrire la vie de Salagnon, qui n'existe alors que sous la forme de carnets défraîchis. Le roman se dédouble alors, entre les « Commentaires » du Narrateur et le « Roman » à proprement parler, c'est-à-dire le récit, mis en fiction, de Salagnon. En reprenant les carnets du vétéran, le narrateur transforme irrémédiablement la nature du récit qu'il a sous les yeux. Ce qui nous est présenté est moins l'expérience de Salagnon, son témoignage, qu'une expérience elle même passée par un nouveau filtre, celui de la langue, pour devenir littérature, pour s'extraire de la gangue de la pure transcription pour entrer dans le domaine de l'art. Le récit de Salagnon n'est pas un récit historique, et l'intelligence de Jenni est de créer un dispositif solide, qui fonctionne sur ses propres termes, qui résiste à la tentation de donner une grille d'interprétation toute faite, travaillant en permanence l'ambiguïté, multipliant les interrogations, se gardant bien d'y apporter toute réponse définitive. A tous les points de vue, L'Art français de la guerre est un roman, qui, s'il évoque l'Histoire, le fait de manière singulière, par deux biais principaux, celui de la focalisation, et celui de la chronologie.
En s'appropriant une série de conflits refoulés par la mémoire collective, mais dont les effets se font sentir par force réverbérations, qui ne sont pas seulement des tornades mémorielles, mais bien aussi leur inscription dans la fabrique fondamentale de la société et de notre inconscient. Les sauts de puce dans l'Histoire, et leur alternance avec un présent capturé par l'idée de décadence, permettent de tresser un certain nombre de correspondances, de points de fuite qui donnent son propos au roman.
Ils rentraient à Alger en camion sans se précipiter, les chauffeurs pour une fois respectaient les limites de vitesse, observaient les priorités, essayaient de ne point trop cahoter, évitaient les trous de la route car ils portaient une cargaison d'hommes que l'on envoyait se reposer. Ils allaient à petite allure dans les rues d'Alger, cédant le passage, s'arrêtant aux feux. Les filles d'Alger leur faisaient de petits signes, les filles brunes au regard intense, très noir, avec des lèvres très rouges qui sourient beaucoup et qui bavardent, les filles vêtues de robes à fleur qui dansent sur leurs corps, découvrant leurs jambes à chacun de leur pas, celles-là. Les autres ne comptaient pas. Alger compte un million d'habitants dont la moitié ont la parole. Les autres se taisent de par leur naissance. Ils n'ont pas la parole car ils ne maitrisent pas cette langue en qui se dit la pensée, le pouvoir et la force. Quand ils la maitrisent, car ils veulent à toute force partager la langue de la puissance, on les félicite. Et on traque la moindre inflexion, le moindre idiotisme, la moindre impropriété. On trouvera, on trouve la faute quand on la cherche dût-elle être une légère modulation inhabituelle. On sourit. On les félicite de cette maitrise, mais ils ne partageront pas. Ils n'en sont pas, c'est bien visible. On multipliera les contrôles ; on trouvera une trace. Sur leur corps, sur leur âme, sur leur visage, dans le grain de leur voix. On les remerciera de cette maitrise de la langue, mais ils n'auront toujours pas le droit complet à la parole. C'est sans fin. (p. 654)
(crédit ECPAD) Mais il ne s'agit là que la première partie de l'opération.
Dans Le Dicolôn (Verdier, 2011), l'écrivain grec Yannis Kiourtsakis, évoquant son père, met le doigt sur le sort qui est celui de Salagnon, sa place dans le roman, et éclaire une partie de l'entreprise romanesque menée par Jenni :
Oui c'était le temps – ou, si l'on veut, l'Histoire – qui avait entrainé dans son tourbillon ce garçon consciencieux, qui l'avait cabossé et qui n'avait cessé de faire de lui un autre homme. L'histoire biologique, faite de milliers de germes héréditaires et constamment réécrite d'une nouvelle manière sur son corps et dans son âme, au fur et à mesure que se déroulait le fil de sa vie ; faite aussi de toutes les expériences, de toutes les épreuves, de toutes les vicissitudes qui avaient vieilli ce corps et usé cette âme.
En évitant l'« effet Forrest Gump », c'est-à-dire la propension des personnages à se trouver au bon endroit au bon moment pour voir l'Histoire, la Grande, celle dont on garde une mémoire vive, des images fortes, le récit de Salagnon explore les marges, les à-côtés, jamais le cœur de l'action, le lieu de la décision et du décisif. Même quand il évoque la Résistance, le combat dans les maquis, épisode pourtant bien connu et approprié par un peuple qui n'a finalement jamais accepté d'avoir capitulé, l'effort héroïque semble comme neutralisé par l'absence de coupure nette entre la Libération et la guerre coloniale. Le 8 mai 1945, c'est l'armistice, c'est aussi Sétif. Sous le couvert de cette première image d'héroïsme, qui semblerait annoncer un roman d'aventures, à l'aune du combat du Mal contre le Bien, la suite des pérégrinations de Salagnon présente une inversion complète de cette première figure de la guerre juste. Dans un parallélisme assez savamment mené, à défaut d'être entièrement convaincant, l'occupé résistant devient l'occupant, celui qui tient, par les armes, à la terre conquise, en Indochine, en Algérie et réinvestit une mémoire occultée face à la mémoire magnifiée. La position marginale de Salagnon, restituée par le narrateur, permet d'éviter l'écueil de la représentativité de son destin, de son appropriation par le lecteur à des fins de compréhension de ce qui s'est passé. En ce sens, Jenni refuse l'analyse ; il démontre moins qu'il n'illustre (on aura compris que la figure du peintre, de la peinture, de l'illustration est un des thèmes récurrents du roman…). En refusant de donner au lecteur tout schéma d'interprétation du récit guerrier, le roman reste à dessein dans l'ambiguïté et, dans la restitution de l'expérience historique utilise la fiction et le roman comme un moyen à part entière de dire l'Histoire, dans une manière qui lui est propre et qui ne réside pas dans l'accumulation obscène de situations invraisemblables et un name dropping du gotha de l'Histoire de France mais dans la peinture (c'est dit) dynamique d'une réalité historique donnée qui se fissure, un tapis qui se dérobe.
Les opérations duraient depuis plusieurs semaines puis ils rentraient à Alger. Ils tenaient soigneusement le compte des jours passés pour ne pas s'y perdre, le compte précis des semaines de soleil comme un liquide brûlant, de pierrailles à odeur de four, des fusillades dans la poussière, des embûches derrière les buissons, des mauvaises nuits sous les étoiles froides toutes présentes dans le ciel noir, des lampées d'eau tiède au goût de métal et des sardines à l'huile mangées à même la boîte. Ils rentraient à Alger en camion. Ils somnolaient à l'arrière sur les bancs, Salagnon à l'avant dans la cabine, tête contre la vitre. Ils ne rentraient pas tous, ils savaient exactement combien d'entre eux manquaient. Ils savaient combien de kilomètres ils avaient parcouru à pied, et combien en hélicoptère ; ils savaient le nombre de balles qu'ils avaient tirées, cela avait été compté par l'intendance. Ils ne savaient pas exactement le nombre de hors-la-loi qu'ils avaient tué. Ils avaient tué du monde, il ne savait pas qui exactement. Les combattants, les sympathisants des combattants, les mécontents qui n'osaient pas en venir aux mains, et les innocents qui passaient là, ils se ressemblaient tous. Tous morts. Mais peuvent-ils être innocents ceux qui croient l'être, alors qu'ils sont tous apparentés ? Si la colonie crée la violence, ils sont tous, par le sang, dans la colonie. Ils ne savaient pas qui ils avaient tué, des combattants sûrement, des villageois parfois, des bergers sur les chemins ; ils avaient compté le nombre de corps laissés à la pierraille, dans les buissons, dans les villages, ils avaient augmenté ce chiffre du nombre des corps qu'ils avaient vu tomber, disparus et emportés, et ceci donnait donc une somme, qu'ils enregistraient. (…) (p. 563)
(crédit ECPAD) Le découpage chronologique du récit de Salagnon, celui de la « guerre de vingt ans » est particulièrement pertinent. Il ne recouvre pas seulement les trois dernières guerres menées par la France au XXe siècle (et à ce titre, les premières pages du roman, qui évoquent la première guerre du Golfe, agissent à la fois comme l'ouverture et la conclusion du roman), mais place notre héros à des « points de rupture » de ces trois guerres et donne à voir leur basculement dans l'Histoire. Pour autant, le débat Histoire/Mémoire n'est pas un sujet de préoccupation du roman. Comme l'indique son titre, il s'agit bien de la guerre, comme pratique, comme technique, comme institution, et comme état d'esprit, qui infuse le roman. Les situations de guerre décrites innervent le contemporain, ce qui est illustré par le découpage narratif entre « Commentaires » et « Roman » par la progressive contamination (à mesure que notre Narrateur accentue sa maitrise de la peinture, et donc, sa perception de la réalité) de l'un par l'autre. Peu à peu, les « Commentaires » du narrateur se voient cannibalisés par le récit de Salagnon, la guerre envahit le présent, échos perpétuels, sudation de l'époque. Ses anciens camarades de front, incarnation de l'esprit colonisateur, défenseurs autoproclamés de l'intégrité du corps national, résistants factices à une occupation fantasmée, rappellent ces combats oubliés, ces guerres refoulées, mais qui trouvent de nouveaux moyens de s'exprimer entretenant cet « art français de la guerre », celui de la guerre coloniale (ici tant du côté colonisé que colonisateur) qui en vient à envahir l'esprit public, à déborder des cadres militaires pour imprégner la société, les comportements, les mentalités (faisant en cela écho à certaines interprétations formulées par Mathieu Rigouste dans son ouvrage L'ennemi intérieur). Certains y ont vu le retour du roman à thèse. Faux débat, catégorisation facile pour un roman plein de contradictions, d'allers et venues, dont l'évidence n'est jamais certaine. Il faudra le relire, le laisser vieillir, et assurément, y revenir.
La pourriture coloniale nous rongeait. Nous nous sommes tous comportés de façon inhumaine car la situation était impossible. Il n'est que dans nos bandes armées que nous nous comportions avec un peu du respect que chacun doit à l'homme pour rester un homme. Nous nous serrions les coudes, il n'y avait plus d'humanité générale, simplement des camarades ou de la viande adverse. En prenant le pouvoir, nous voulions cela : organiser la France comme un camp de scouts, sur le modèle des compagnies sanglantes qui erraient dans la campagne en suivant leur capitaine. Nous imaginions une république de copains, qui serait féodale et fraternelle, et qui suivrait l'avis du plus digne. Cela nous paraissait égalitaire, souhaitable, exaltant, comme quand nous étions tous ensemble à nettoyer nos armes autour d'un feu dans la montagne. Nous étions naïfs et forts, nous prenions un pays entier pour une compagnie de garçons battant la campagne. Nous avions été l'honneur de la France en ces temps où l'honneur se mesurait à la capacité du meurtre, et je ne comprends pas exactement où tout a disparu. (p.601)

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