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La nouvelle

Par Jean-Jacques Nuel
Dès le lendemain il appela Laurent, en appuyant sur la touche préenregistrée de son portable. Mais ce fut sa compagne qui décrocha. - Oui ? - Bonjour, c’est Jean-Luc. Tu vas bien ? Je voudrais parler à Laurent. - Il vient de sortir pour aller à la bibliothèque. Si tu veux, je lui demande de te rappeler à son retour. Il hésita. - Et bien, d’accord, finit-il par dire. Une heure plus tard, Laurent rappela. - Salut, tu cherchais à me joindre ? - Comment vas-tu, répondit Jean-Luc volontairement par ces mots banals. Il ne voulait pas lui annoncer d’emblée la nouvelle. - On fait aller (c’était leur expression favorite à tous deux pour indiquer que leur existence n’avait rien d’enthousiasmant et que rien ne s’était produit de notable récemment). Et toi, quoi de neuf ? poursuivit son ami, qui semblait surtout s’enquérir de l’objet de l’appel. Mais Jean-Luc, comme sourd à la question, continuait ses travaux d’approche. - Que deviens-tu, depuis la semaine dernière ? Cette interrogation ne s’adressait pas à la vie familiale ni professionnelle de Laurent. Sans qu’ils se soient donné le mot, les deux amis ne parlaient jamais entre eux des aléas et des mille détails de leurs vies quotidiennes, jugées peu dignes d’intérêt ; leur curiosité ne s’exerçait que sur le domaine qui leur était essentiel et commun : la littérature - ou plus précisément : l’écriture. Leur différence d’âge (Jean-Luc était plus vieux de vingt ans) s’effaçait lorsqu’ils communiaient dans la même passion exclusive, échangeant les adresses et les informations littéraires, se racontant inlassablement leurs dernières tentatives d’édition. - Rien à signaler, dit-il d’un ton plutôt neutre. J’ai fait de nouveaux envois aux éditeurs et aux revues. J’attends, je guette les réponses chaque jour dans ma boîte aux lettres. La conversation venait d’être placée sur le sujet attendu. Jean-Luc profita de l’occasion. Il déplia enfin la joie contenue dans sa voix ; il la laissa parler pour lui. - J’ai reçu une bonne nouvelle. La revue Soror va publier l’un de mes textes ; j’avais les épreuves au courrier d’hier. Il y eut d’abord un silence en retour. Bref, mais perceptible. Comme un temps d’arrêt. Un blanc. Puis Laurent parut heureux ; du moins prononça-t-il les mots que Jean-Luc attendait. - C’est génial ! Une des revues les plus prestigieuses, et chez un grand éditeur ! Te voilà reconnu maintenant. Et quel texte as-tu envoyé ? - Je te l’avais montré la dernière fois que l’on s’est rencontrés : c’est une nouvelle déjà ancienne, qui s’intitule L’Avent. Elle a d’ailleurs été refusée par plusieurs petites publications. Ce qui montre que les grandes revues sont finalement aussi accessibles que les confidentielles, et qu’il ne faut pas se décourager. Ils échangèrent encore quelques phrases, sur leurs projets respectifs. Des propos presque ordinaires, mais sur un ton plus allègre que d’habitude. Laurent semblait heureux, heureux pour Jean-Luc - c’est du moins ainsi que ce dernier interpréta sa réaction. Comment être sûr ? Il ne pouvait voir ni son visage ni l’attitude de son corps, et les inflexions de sa voix étaient assourdies par la distance. Le silence succéda à leurs paroles. Ce fut d’abord le silence de Laurent, puis celui de Jean-Luc, puis un silence commun qui s’écoula, s’accumula jusqu’à devenir perceptible et pesant. Laurent ne semblait pas disposé à prolonger la conversation. Peut-être que la durée commençait à le gêner : tous deux habitaient des coins opposés du pays et la communication était à sa charge. C’est pour cela que Jean-Luc avait appelé la première fois et qu’il avait été déçu de ne pas trouver son ami au bout du fil. Pour une fois qu’il était porteur d’une bonne nouvelle, il aurait aimé éterniser cet échange (surtout après l’avoir gardée pour lui toute la soirée précédente, toute la nuit sans pouvoir dormir et une grande partie de la journée, tout ce temps en tête-à-tête avec une joie trop grande). Mais il ne pouvait faire payer à un autre le prix de son bonheur. Il prit congé. - A bientôt. - A bientôt, Jean-Luc. Et franchement, bravo. C’est une vraie réussite. Un sacré encouragement. Il reposa le téléphone portable sur son bureau. Devant lui, l’enveloppe à en-tête de la revue Soror - si belle, si élégante - renfermait la précieuse réponse. A côté d’elle, sa montre indiquait une heure de fin d’après-midi d’hiver, une heure familière, à laquelle il avait coutume d’écrire depuis si longtemps. Depuis tant d’années. Des décennies. Il retrouva sa solitude. Une vieille fatigue qu’il avait oubliée depuis la veille revint et reprit possession de tout son corps, le tassa sur sa chaise. Il regarda derrière lui, par dessus son épaule, par delà son épaule, et vit la succession de portes ouvertes, en enfilade, jusqu’à l’autre bout de l’appartement, jusqu’à la porte-fenêtre du balcon par laquelle on ne voyait que le noir uni de la nuit. Il ferma les yeux. Si une femme avait répondu à sa déclaration d’amour après vingt ans de silence, quelle aurait été sa réaction ? Aurait-il encore été là, rivé à sa table, réduit à l’état de squelette ou de fantôme, à guetter la réponse ? Cette nouvelle, si heureuse, si providentielle, si follement espérée (et devenue inespérée avec le temps) ne pouvait combler une attente aussi longue, ni effacer la souffrance passée. Le désert avait traversé la plus large part de sa vie. Rien ne lui rendrait ces années perdues. Rien ne le ferait revivre. Il fixa l’enveloppe dérisoire, refermée sur un contenu dérisoire. Toute une vie pour ça, pour une réponse après mille refus, une lettre de quelques lignes, quelques mots si communs au fond, une signature qui compte dans le milieu littéraire. Connaître la solitude, l’échec, l’amertume, devenir vieux, pour une chance qui n’en est plus une depuis longtemps, tout ça pour réussir quand il est trop tard. * (La nouvelle a été publiée notamment dans le magazine Bien-dire n° 30)

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