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Courlande (JP Kaufmann)

Publié le 26 septembre 2011 par Egea

La géopolitique est souvent "sérieuse", avec des idées plus ou moins profondes, des questions graves, et des écritures de qualité aléatoire. Elle est de plus la plupart du temps "macro", comme me le faisait remarquer un libéral de Turgot l'autre soir, soulignant qu'eux (les libéraux) privilégiaient le micro et pas l'Etat. Passons sur l'identification du macro à l'Etat......

J'avais autrefois écrit un long texte de "micro-géopolitique" intitulé "frontières bosniennes". Il s'agissait justement de voir l'autre côté des choses, et d'aller "sur le terrain" appréhender les réalités géopolitiques. Pas du journalisme, comme on pourrait le penser : il faut en effet du temps, et bien souvent, les journalistes passent peu de temps sur place pour aboutir au résultat recherché : la longueur du temps passé procurant la longueur du témoignage qui seule révèle les choses profondes.

Courlande (JP Kaufmann)
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C'est un peu la même perspective qu'aborde Jean-Paul Kaufmann, dans son "Courlande" qui m'a ébloui.

1/ Le projet de l'auteur est en effet, d'abord, un projet littéraire. Mais on est loin de la "littérature" contemporaine, déstructurée et "intelligente" et si souvent illisible. La quête est différente. Car il s'agit d'une quête, le mot n'est pas trop faible. Quête d'un espace, mais aussi d'une temporalité, proche et éloignée, intime et distante.

2/ La Courlande est en effet une région de la Lettonie, vous savez, un des ces trois États baltes que nous connaissons si mal . Les géopolitologues se souviennent que Michel Foucher (un des grands géopolitologues français) fut nommé un temps ambassadeur de France en ce pays.... Baltes ? Oui, ces États que nous persistons à croire scandinaves malgré leur différences.... La Lettonie est surtout intéressante parce qu'elle fut le principal "endroit" d'implantation des "barons baltes", ces aristocrates allemands qui s'y installèrent, à la suite des chevaliers teutoniques.

3/ Mais c'est surtout la Courlande qui en est la racine, avec ces nombreux châteaux qu'ils y ont construit, reflet de leurs immenses propriétés disparues lors de la révolution de1917. Qui ne connaît le "Monde d'hier" de Stéfan Zweig ? Il y a eu un Zweig letton, racontant la même histoire d'une monde perdu, mais s'intéressant non à Vienne mais à la Courlande : Keyserling, inconnu en France.

4/ C'est ce choc des temporalités que raconte Kaufmann, au gré d'un long voyage qui interroge cette époque disparue, balayée par le soviétisme, lui-même balayé par l'histoire, et n'ayant rien laissé de l'histoire (même Karosta, la deuxième base navale soviétique, est abandonnée) : un peuple sans racine, et pourtant tourné vers l’occident avec une réserve distante qui ne cesse de surprendre.

5/ C'est au fond cette étrange familiarité qui fascine : c'est à la fois européen sans l'être, familier et bizarre, éloigné des circuits touristiques, ce déjà vu qui vous frappe à Venise ou Gizeh. La distance n'est ainsi pas seulement temporelle, mais aussi géographique. Un ailleurs si proche. "L'extraordinaire fraîcheur de ce pays exempt de tous les attributs pittoresques qui nous sont familiers lorsqu'on visite l'Italie ou l'Angleterre. Ce n'est même pas un pays rêvé. Ce n'est pas pour autant le dépaysement absolu, l’œil est apprivoisé"

Courlande (JP Kaufmann)
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6/ La Courlande illustre aussi les difficiles identités recomposées. Vous pensez aux Allemands, mais un tiers de la population parle russe..... "Qu'est-ce que la baltitude ? C'est d'abord une négation. Balte, c'est n'être ni russe, ni allemand, ni scandinave" (p 91).

7/ Alors, géopolitique ? assurément. Le voyageur qui observe, s'interroge, compare.... est un géopolitologue, car "il entre dans la délicatesse d'un voyageur de se donner un but en voyageant", nous dit Stendhal.

Est-il besoin de vous préciser que j'ai adoré ce "voyage" ? j'ai eu l'impression de l'inconnu, ce que ressentirent les hommes du Moyen Âge en lisant le "devisement du monde" de Marco Polo, cet ailleurs d'abord fascinant par son inconnu. J'ai noté cette attention aux détails, cette volonté d'en tirer le principe d'un peuple, cette simple vision micro qui dit tellement sur le macro et permet, par la coupe transversale qu'elle permet, de superposer les échelles et les gradients, donc d'apercevoir l'ensemble. Si la microgéopolitique existe, en voici une ébauche réussie.

O. Kempf

NB : la Lettonie est pourtant souvent citée dans la littérature guerrière : on pense surtout au départ des Allemands, (en 1945) cité dans Le dossier Odessa (de F Forsith, je l'ai relu l'été dernier, ça a quand même vieilli) ou dans Les Bienveillantes.

"Cette botanique de l'Europe du Nord dégageait un étrange sentiment d'attente. J'avais sous les yeux une campagne exultante de verdure et de lumière, mais un je ne sais quoi dans le frémissement des cimées, la rugosité des écorces, la massivité obtuse des troncs racontaient une inquiétude latente. L'été est bref en Courlande. Je sentais déjà une anxiété face à ce qui allait bientôt advenir : l'hiver, ce long silence glacé et nocturne. Cette sensation cosmique des forêts du Nord a laissé en moi une trace profonde et m'a fait comprendre cette part à la fois émotive et cérébrale de la sensibilité germanique et balte" (p. 226).


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