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José Saramago, La lucidité

Par Eric Bonnargent
Les petits blancsMarc Villemain

José Saramago, La lucidité

Éditions du Seuil

Y aurait-il sur l’île canarienne de Lanzarote,où le Nobel portugais José Saramago a posé ses valises, une sorte demicroclimat houellebecquien ? On pourrait le penser, tant un certainesprit de subversion mâtiné de pessimisme historique semble y sévir. Rappelonsque c’est sur cette petite île volcanique en effet que Michel Houellebecqtrouve souvent l’inspiration – il y consacra d’ailleurs un joli recueil –, etque c’est sur cette même petite île volcanique, donc, que vit désormais JoséSaramago, malmené par ses compatriotes après la publication, il y aquinze ans, deL’évangile selon Jésus-Christ. Très opportunément, son nouveau romanparaît à l’heure où la société politique française commence à sortir la trèsgrosse et très spectaculaire artillerie qui, dit-on, devra aider les électeursà choisir celle ou celui qui présidera à leurs destinées : raison de pluspour encourager les acteurs de la campagne qui s’ébroue à lire ce roman peuordinaire – lequel, sous ses airs gentiment pince-sans-rire, se révèle être unefable redoutablement subversive.
Etcomme dans toute fable, le prétexte est assez simple. Imaginez, donc, lacapitale d’un pays dont les électeurs vont se rendre coupables, dansla langue-type du ministre de l’intérieur, d’une « calamité encore jamais vue dans la longue et laborieuse histoire despeuples connus » : comprenez, en fait, que 83 % d’entre eux ontvoté blanc lors de la dernière consultation municipale. Sans doute une partiede l’électorat est-elle restée l’irréductible obligée du civisme partidaire,mais, au poids, le triomphe des blanchardsest on ne peut plus indiscutable. Triomphe qui n’est d’ailleurs absolument pasvécu comme tel par lesdits blanchards, l’injonction civique qui les a conduitsà ce vote n’étant pas moins impérative ni moins noble que celle qui enconduisit d’autres à soutenir, qui le pdd(parti de droite), qui le pdc (partidu centre), qui le pdg (parti degauche). Ils n’auront donc fait ici, dans un mouvement qui ne manque ni depanache, ni d’élégance, qu’appliquer le droit électoral stricto sensu. De quoi, vous en conviendrez, ébranler le belédifice démocratique, ses routines, sa dramaturgie éprouvée, son petit théâtredes procédures. Dans un souci légaliste incontestable, le peuple s’apprête doncà gouverner le gouvernement, à retourner, non contre lui mais contre unetradition tellement ancestrale qu’elle a fini par en devenir impensée, insensée,l’usage du droit. Du moins est-ce ce qui se profile dans les premières pages –d’anthologie – où nous assistons, goguenards, au désarroi du président d’unbureau de vote, de ses assesseurs, de ses suppléants et de ses entourages, tous membres d’un petitpersonnel politique campé avec une drôlerie d’autant plus cruelle que lenarrateur ne ménage pas sa commisération. C’est que les premiers indices de latragédie ne tardent pas à sourdre : le ciel lui-même est de la partie, lapluie se déverse sans discontinuer, et les ouailles électrices tardent à veniraccomplir leur devoir.
C’està une belle réflexion que nous convie José Saramago, tellement belle que nousen avions omis de penser qu’elle pouvait avoir quelque incarnationcrédible : que devient une démocratie lorsque ses membres usent, jusqu’enses plus ultimes conséquences, de ce qu’elle autorise, justifie etlégitime ? La réponse ne se fait pas attendre : d’autant plusmalmenée quand elle l’est dans le scrupuleux respect de ses propres procédures,la démocratie laisse place à une société qui n’est pas sans rappeler la sociétéimaginée (quoique…) par George Orwell. Les dirigeants demeurent en place –étant entendu qu’il n’est nullement question de révolution – mais, au nom de lasauvegarde de la démocratie, usent désormais des armes traditionnelles dutotalitarisme le plus éprouvé – surveillance tous azimuts, écoute téléphonique,filature, délation, désignation de boucs émissaires, fabrication de coupableset assassinat. Tout ici est cul par-dessus tête : le gouvernement se voitpeu ou prou contraint à décréterl’anarchie, et le ministre de l’intérieur lui-même exige des éboueursqu’ils se mettent en grève – afin de montrer aux blanchards ce qu’il en coûtede défier les partis. En montrant, de l’intérieur, le fonctionnement d’unpouvoir qui croit tout entier à la technique de la carotte et du bâton,technique « appliquée principalementaux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée àl’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables », c’est autropisme infantilisant qui guette toute démocratie que Saramago s’attaque entreautres maux. Le président, qui parle « commeun père abandonné par ses enfants bien-aimés, perdus, perplexes » nemanque d’ailleurs pas d’avertir : « de même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de mêmenous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leursécurité ». L’avertissement sera suivi d’effets.
Lagrande pertinence de ce roman réside autant dans le sujet – la délitescence dela culture démocratique, en un mot – que dans le style, allègre, vif, corrosif,de haute tenue mais comme libre de toute attache, qui résonne parfois d’un rireoù l’on peut entendre quelque chose de secrètement diabolique – en fait lamarque d’une tristesse. L’auteur, qui, rappelons-le, est âgé de quatre-vingtdeux ans, ne s’attache pas sans raison à ce tableau déconfit des mondes quis’effondrent. Qu’il le fasse avec le sourire n’aide pas à faire passer lapilule, bien au contraire : nous rions, certes, mais nous rions aussiparce que ce paysage n’est pas sans ressemblance avec celui, que nous avons,là, aujourd’hui, sous nos yeux.
Dansson superbe Millenium people, J.G.Ballard avait décrit, non sans lyrisme ni mauvais esprit, la révolution à venirdes classes moyennes : ici, José Saramago nous donne à voir la rébellionde citoyens devenus indifférents aux mimiques du pouvoir. Et, ce faisant, posela question qui agita en son temps le Portugal de la Révolution des Œillets :la vie peut-elle s’organiser sans la politique ? Non, nous répond ce texteautrement civique que ce qu’il y paraît de prime abord – et en dépit,peut-être, de la secrète espérance du narrateur. « Comme les citoyens de ce pays n’avaient pas la saine habitude d’exigerle respect systématique des droits que leur conférait la constitution, il étaitlogique et même naturel qu’ils ne se soient même pas rendu compte que ceux-ciavaient été suspendus » : autrement dit, la démocratie ne s’useque si l’on ne s’en sert pas. L’avertissement vaut en tout lieu, et en touteépoque.   Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, décembre 2006

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