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Steve Jobs ou la folie des grandeurs

Publié le 08 octobre 2011 par Copeau @Contrepoints

S’il n’existe pas de Steve Jobs européen ou chinois, peut-être est-ce en raison de l’aspect « démocratique » du capitalisme américain. Mais c’est certainement aussi parce qu’un « délire d’entreprendre » affecte les Américains plus que les autres peuples.

Par Guy Sorman, depuis New-York, États-Unis

Steve Jobs ou la folie des grandeurs
Le fondateur d’Apple, première entreprise mondiale par sa valeur boursière, ne cesse depuis qu’il a disparu d’être comparé à Thomas Edison. À juste titre : l’un et l’autre sont symboliques d’une forme de capitalisme qui existe peu en dehors des États-Unis. Ceux-là ne furent pas que des inventeurs : des inventeurs, il en existe dans toutes les nations et si Edison n’avait pas perfectionné la lampe à incandescence ou Steve Jobs, l’ordinateur personnel et la tablette électronique, d’autres y seraient parvenus. L’inventeur n’est jamais un génie isolé : au mieux, il dispose de quelques longueurs d’avance sur d’innombrables concurrents (ainsi, tout ce que Edison avait « découvert » l’avait été simultanément en France, comme le cinéma). Le génie particulier de ces entrepreneurs américains est de faire passer leur innovation très rapidement, dans le domaine public : aux États-Unis est apparu, dès le début du XIXe siècle, le principe de la standardisation qui correspondait au caractère démocratique de la société américaine. Là où l’entrepreneur français cherche l’excellence et s’adresse plutôt aux élites (le luxe et l’armement), l’Américain vise la masse, au prix le plus abordable possible. Edison, Ford, Jobs, Gates furent et restent des « cheapeners » autant que des inventeurs : terme que l’on traduira approximativement par réducteur de coût, mais qui perd la saveur de l’original. S’il n’existe pas de Steve Jobs européen ou chinois, peut-être est-ce en raison de cet aspect démocratique du capitalisme américain.

S’y ajoutent aussi des circonstances propres à l’économie américaine et à peu près introuvables ailleurs, comme la concentration des talents, venus du monde entier, dans la Silicon Valley en premier, la mise à disposition de capitaux à risques pour de jeunes entrepreneurs qui n’ont pas fait leurs preuves (venture capital), un marché du travail plutôt flexible qui autorise à démonter une entreprise aussi vite qu’on l’a créée et le droit à l’erreur : Steve Jobs n’a pas tout réussi, mais l’échec est perçu dans la société américaine comme une étape normale dans le parcours d’un individu, entrepreneur ou non : voyons ici l’influence d’une culture religieuse qui invite le pécheur à sa rédemption.

À toutes ces raisons objective – la culture, le marché, le financement, la concentration des talents – pour expliquer le caractère unique de l’entrepreneur américain, le psychologue Daniel Kahneman ajoute une explication supplémentaire qui ne relève pas de l’économie classique. Pour qu’un Steve Jobs émerge, dit-il, il convient que bien d’autres échouent. Parce que la société américaine idéalise le personnage de l’entrepreneur, le nombre des Américains tentés par le rôle est très supérieur au nombre de ceux qui trouveront leur place sur le marché. Kahneman, qui est aussi statisticien, constate qu’aux États-Unis 35% seulement des nouvelles entreprises survivent au-delà de cinq ans. Mais les candidats entrepreneurs estiment que ce chiffre ne s’applique pas à eux : en moyenne, 60% des créateurs se considèrent comme certains de réussir, deux fois plus que le succès probable. Plus étonnant encore, 80% des créateurs estiment que dans leur domaine d’expertise, ils ne pourront pas faillir.

L’optimisme infondé, ce que Kahneman appelle Entrepreneurial delusion (le délire d’entreprendre) serait donc le véritable moteur psychologique du capitalisme américain. Ce délire peut conduire à de fortes déceptions personnelles, mais il est indispensable à la vigueur de l’économie de marché, puisqu’il est impossible de prévoir par avance quelle entreprise va gagner et laquelle va échouer ? Leur prolifération jusqu’à l’excès, en contradiction avec la réalité statistique, est donc essentielle à la croissance.

Steve Jobs souffrait, sans conteste, de ce délire d’entreprendre qui affecte les Américains plus que les autres peuples. Et pour qu’un Steve Jobs soit parvenu à changer nos habitudes quotidiennes de travailler, communiquer et jouer, il aura fallu que des centaines d’autres inconnus, mais qui sans doute lui ressemblaient, aient tenté et échoué. Comme on dit aux États-Unis : «  Only in America ».

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