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Ryu Ga Gotoku, préface

Publié le 25 septembre 2006 par Jérôme / Khanh Dittmar / Dao Duc
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 Il faut parfois se retirer des choses, les abandonner, peut-être même les laisser inachevées. Comme le disait récemment Rémy Russotto sur le blog de la revue Pylone, « il n’est pas nécessaire qu’une œuvre d’art soit perçue pour qu’elle puisse être imaginée », elle existe même par son absence. Ainsi certains jeux vidéo n’ont pas besoin d’être entièrement parcouru, d’être pleinement maîtrisé, pour révéler leur puissance de représentation ou la force de leur émotion. Accomplir quelques étapes de Shadow of the Colossus suffisent à saisir sa grandeur poétique, inutile de le terminer pour percevoir le territoire de sensations où il nous mène, « ce qu’une œuvre d’art exprime est présent partout continuellement (elle ne répond pas aux limites de l’espace et du temps) ». Plus nous jouons et plus se forge ainsi cette conviction qu’il faut prendre petit à petit les jeux à rebours, à partir d’un point opposé où les règles qui les structure laissent entrevoir d’autres régimes de sensations et d’idées dès lors qu’on les renverse, qu’on cesse peut-être même de jouer.

Mais si cette liberté que l’on gagne à défaire le jeu nous donne des possibilités inédites d’interprétation, il existe d’autres jeux qui nous absorbe et que l’on ne peut s’empêcher d’arpenter sans cesse. Après dix jours et dix nuits blanches d’errance dans Ryu Ga Gotoku se dessine ainsi cette idée contraire d’un jeu dans lequel le désir et le plaisir d’immersion continue à vivre d’heure en heure. Comment expliquer cela, traduire cette expérience ? Il est encore trop tôt pour arriver à éclaircir tout ce que Ryu Ga Gotoku produit en nous, il y a encore trop de pistes possibles, trop d’analyses, trop de sensations mêlées dont la fraîcheur laisse ce sentiment à la fois grisant et déjà mélancolique du retour de voyage. Après cinquante heures de jeu, de déambulations dans ce Kabukicho digital, à relire le yakuza eiga à la lumière d’Hollywood et d’une industrie si nouvelle, la pensée est assaillit de centaines de propositions et la conscience en veilleuse, encore endormie et en songe au cœur de mille éclairages néons hypnotiques.

Posons par cette première ébauche l’idée d’un carnet de note où ce texte ferait figure d’introduction. Disons que nous voulons explorer Ryu Ga Gotoku comme l’objet d’une analyse qui prendra des formes variées et nécessaires afin de déterminer en quoi sa singularité en fait un jeu différent. Plusieurs pistes sont déjà envisagées ou envisageable. Il y aurait pour commencer la ville et une approche baudelairienne, une description purement poétique, sensuelle et subjective procuré par des heures de flânerie. Ensuite, imaginons décrire comment Ryu Ga Gotoku réussit ce pari tant de fois répété de synthétiser le jeu vidéo et le cinéma, comment il arrive à convaincre là où les œuvres de Kojima continuent de faire apparaître un écart impossible à combler. Il sera question de comprendre comment la problématique de la narration propre à la construction d’un récit peut enfin coexister avec des dynamiques propre au jeu vidéo.

A partir de ces deux axes principaux, nous pourrons ou pourrions les renverser et faire de sorte que l’approche plus subjective de la dimension poétique du jeu associé à la ville soit vu du côté des rapports entre cinéma et jeu vidéo, comme l’analyse plus structurelle de ces derniers nous permette de comprendre l’existence si nouvelle de la ville. Nous ne savons pas encore vers où toutes ces intuitions vont nous mener, peut-être faudra-t-il diverger, nous laisser aller aussi loin que possible en tentant à chaque fois de mettre autant de la distance entre nous et le jeu que d’y plonger. Comme de voir la ville de haut (rigueur scientifique) et de dedans (description et interprétation pure à partir de nos sensations ou nos désirs).

Peut-être aussi qu’il nous faudra repasser par l’Histoire, évoquer inévitablement une généalogie pour mieux comprendre comment Ryu Ga Gotoku s’impose et se distingue en regard de ses ancêtres, tel que Shenmue auquel il est si difficile de ne pas penser. Peut-être encore faudra-t-il évoquer nos espoirs, nos illusions, comment à partir du jeu de Sega le jeu vidéo nous plaît à rêver des formes d’expérimentation et de représentation inédites. Il s’agit ici d’ouvrir un chantier d’où nous espérons pouvoir faire émerger une architecture dans laquelle viendrait vivre cette chose si étrange qu’est Ryu Ga Gotoku, si étrange et pourtant si loin des formes plus théoriques appartenant à des œuvres telles que la série des Silent Hill. Car si ici nous n’assistons pas visiblement à une rupture aussi radicale que du côté de chez Konami, le jeu de Sega nous propose néanmoins des possibilités de divergences et d’interprétations qui si elles n’appartiennent pas qu’à lui sont au moins un moment clé de l’aboutissement provisoire de quelque chose. Un moment où au cœur de la fiction et aux désirs qui nous lie à elle comme dans ses structures il y a un évènement.

En attendant de réellement initier cette petite série de textes à venir sur Ryu Ga Gotoku (Yakuza pour l’occident) qui nous fera sans doute partir vers des contrées encore impensées, évoquons simplement le fait que l’expérience qui en découle a produit chez nous une constellation de sensations à la fois inédites et où se conjuguait une longue série de fantasmes. Tour à tour promeneur ou acteur, nous y avons vécu une incroyable densité de choses où se mêle autant la fascination que le souvenir et la nostalgie. Territoire de fiction et d’errance, de fantasmagorie et d’accomplissement, tout à la fois clos, structuré et constamment mouvant ou ouvert, Ryu Ga Gotoku marque pour nous un moment clé du jeu vidéo dont nous espérons enfin pouvoir faire quelque chose.

Jérôme Dittmar


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