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Métaphysique du jeu vidéo (essai)

Publié le 22 mai 2006 par Jérôme / Khanh Dittmar / Dao Duc
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Et si le jeu vidéo n’existait pas comme nous le croyons ? Au fond il y a chez lui moins d’image que des médiations par l'image, un accès à quelque chose qui le dépasse et qui nous dépasse. Et qu'est-ce qui est moins réel, le jeu ou le joueur ? Le joueur bien sûr, machine pensante au conditionnement gestuel abstrait devant faire face a l'immensité de mondes possibles, des mondes où l'image sert de perpetuel relais à la pensée ou l'impensé. Le jeu vidéo est une invitation à explorer l’imaginaire comme nul autre média. Une exploration c’est s’engager dans un parcours, un processus, faire expérience de l’espace et du temps. Face à un jeu, c’est notre espace mental que nous explorons, nous regardons moins des images que des idées. Dans Sans Soleil de Chris Marker, le cinéaste disait qu’il y a plus d’inconscient dans le jeu vidéo que dans toute l’œuvre de Lacan. C’était au début des années soixante dix, le jeu vidéo ressemblait alors à peu de chose, et pourtant trente ans plus tard, aux grandes heures de l’orgie graphique, nous constatons que rien à changer, à quelques nuances cruciales aujourd’hui posées grâce à Nintendo. Faire l’expérience du jeu c’est tutoyer son imaginaire, y pénétrer par une porte inédite que toutes oeuvres d’art ont voulu explorer depuis la nuit des temps. Le jeu vidéo n’étant que l’ultime aboutissement de notre rapport complexe aux images.

Chaque génération de console nous rappelle comment notre imagination s’adapte à la technique, aux images. Le photoréalisme d’aujourd’hui n’est qu’une étape, une étape égale aux précédentes. En soi il n’y a pas de changement. La profondeur graphique ne propose que des formes de dérivations où notre conscience s’adapte. Dans les années quatre vingt, voir Space Harrier, Double Dragon, Out Run, c’était se projeter dans un imaginaire identique à n’importe quel jeu tournant aujourd’hui sur 360. Il n’y a pas d’image en soi, il n’y a que des idées d’images, des formes que notre conscience et notre inconscient traduit en idée ou en sensation. L’unique réalité du jeu vidéo tient à être cet infini des possibles avec lequel nous pouvons engager un dialogue vis-à-vis de nous même. En soi le jeu vidéo tient par conséquent d’une expérience fondamentalement solitaire, presque psychologique.

D’où partir de la possibilité que toute symbolique dans le jeu vidéo est impossible, que le jeu vidéo serait peut-être même un art a-symbolique. Le jeu vidéo n’est donc pas un art du visible, en lui la dialectique s’effondre. Ce qui se donne d’emblée comme pure expérience graphique et sonore, représente davantage la possibilité de jouer avec un réseau d’images a-priori. Les images du jeu vidéo sont d’abord un support de médiation avec lequel nous entretenons des séries de rapports. Les images étant toujours plus et moins que ce qu’elles devraient être, parce qu’en soi elles ne sont rien, elles n’ont aucune ontologie si ce n’est d’être des fabrications possibles, des synthèses partielles d’un imaginaire multiple. Art sans matière, sans réel photographique, le jeu vidéo est connecté à nous-même, nous validons l’existence de ses images par interprétations successives. Devant le jeu vidéo l’œil tient de la prothèse, c’est un accessoire du jeu qui contrairement au cinéma ne fonde pas son existence sur la puissance du regard.

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L’œil et la manette comme prothèses prouvent combien le jeu vidéo réside d’abord dans un mode de relation individuel qui nous fait sans cesse diverger du réel pour mieux pénétrer une réalité quasi cognitive. Il n’y a pas de réalité virtuelle mais que des réalités alternatives, des réalités minimales ou possibles avec lesquelles nous entretenons des formes de médiations. Ainsi chaque jeu renvoie sans cesse à son essence, chaque jeu contient toute sa genèse, toute sa cartographie. Un jeu vidéo c’est Dieu, en lui chaque chose est contenu et son code rend possible son entière réalité. Rien n’est possible en dehors du code et le code rend toutes les choses possibles en lui. La liberté c’est le code lui-même, le code qui crée l’image et active dans nos consciences la médiation continue des rapports avec l’imaginaire. Mais si le jeu vidéo serait un Dieu possible, c’est un Dieu fini, un Dieu achevé, ce qui rend contradictoire et donc absurde la possibilité qu’il soit à l’image de Dieu. Pourtant à vouloir le considérer comme tel, comme possibilité de Dieu, le jeu vidéo prouverait par sa non existence récipient de l’entièreté des possibles de l’imaginaire une forme éventuellement de Dieu. Même là où le jeu en tant que chose finie, qu’univers médiateur d’un imaginaire codifié avec lequel nous entretenons une série d’images mentales, puisqu’il ne cesse d’être toujours une médiation par laquelle ses idées se créent à partir d’une forme changeante, devient ou est l’infini des possibles, et donc peut-être Dieu. Le fait que n’importe quel paysage, n’importe quel objet ou personnage nous renvoie moins à l’image qu’à son idée la rend propice à l'ensemble des devenirs à partir du même. Plus concrètement, prenons deux exemples espacés de près d’une décennie, Tomb Raider et Shadow of the Colossus (jeu qui en soi tient du divin et qui sera l’objet d’une analyse ultérieure) . Si on observe les deux jeux pragmatiquement aujourd’hui les différences graphiques sont évidentes. De ces différences, au présent et avec la conscience du progrès technologique, nous croyons ne plus entretenir les mêmes rapports avec les images. Nous pensons qu’il y a une forme d’intensifaction qui rendrait par exemple plus réelle l’expérience de l’errance ou de la contemplation. Pourtant en jouant à Shadow of the Colossus nous ressentons une forme de découverte, d’expérimentation de l’espace, des paysages, de la lumière, qui nous rappelera celles de Tomb Raider, avec toutes les nuances propres à chaque jeu. Cette convergence de la sensation prouve combien compte moins l’évolution technologique que la capacité d’adaptation de notre imaginaire. A partir de ce principe, on peut prouver combien la forme graphique de Tomb Raider contenait déjà les possibles de Shadow of the Colossus, qu’il ne s’agit donc que de variations, et que cette modulation nous renvoie sans cesse au même, à nous, notre cerveau, notre capacité à transformer ces images en idée ou en sensation. A partir de là nous pouvons considérer que chaque type de jeu vidéo contient les autres, que l’avenir du jeu vidéo est moins lié à la technique qu’à notre capacité de vivre avec. Et si enfin nous posons le possible indéterminé que chaque jeu est la matrice de tous les jeux, peut-être, alors, est-il ce Dieu que nous croyons impensable.

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En posant la possibilité risquée de dire que le jeu vidéo serait une forme de Dieu, il s’agit moins de le relayer à toute foi préalable ou existante. Nous osons plutôt poser l’éventualité que le jeu vidéo contiendrait ou serait une métaphysique possible, qu’il serait le schéma toujours en construction d’une métaphysique. Que le jeu vidéo soit si lié à l’imaginaire et si peu au réel, malgré des exemples qui pourrait nous contredire mais que nous pourrions également objecter, est à prendre comme un signe. Dans toute l’histoire de l’art il y a peu de courants ou de moments où l’image comme métaphysique puisse être si réduite à sa plus simple expression, ou l’image tient si peu du visible que du pensable, d’une forme d’où nous pouvons partir sans cesse vers des ramifications perpétuelles. Si le jeu vidéo n’échappe pas à l’histoire et qu’une telle proposition mérite discussion et contradiction, voire complète remise à plat, nous osons malgré tout affirmer que la pauvreté picturale, formelle ou photographique du jeu vidéo permet de voir par l’entendement toujours plus que ce qu’elle ne représente. Et que c’est justement à partir de cette marginalité, de ces images dont l’évolution renvoie systématiquement à un point nodal d’où l’imagination repart sans cesse, que pourrait se poser le principe d’une métaphysique. Si nous devions malgré nos hésitations trouver un corollaire au jeu vidéo dans l’histoire de l’art, il y aurait sans doute à creuser du côté de l’art abstrait et du surréalisme. Certains comme Mizuguchi ose s’en référer avec REZ dédié à Kandinsky, les créateurs de Silent Hill citent le surréalisme alors que tout semblait être cinématographique dans leur jeu. Il y a certainement une piste, peut-être même une longue analyse migratoire à réaliser, voire une grande entreprise d’analyse comparative à lancer pour tenter d’éclaircir si oui ou non il y aurait des liens possibles entre l’histoire de l’art, principalement dans la peinture, et les jeux vidéo.

C’est là l’immensité du jeu vidéo, de toute une théorie à inventer en osant constamment prendre le risque de l’égarement, de l’erreur, de l’échec. Si nous prétendons ici essayer quelque chose, élucider notre rapport aux jeux, il s’agit d’abord d’expérimenter. Zero Infinite tient un peu du laboratoire à deux voix. Dire aujourd’hui que le jeu vidéo c’est Dieu, c’est peut-être foncer droit dans le mur, s’attirer des foudres, faire des erreurs de lectures, d’interprétations. Mais c’est aussi un pari, oser une analyse. Nous sommes téméraires, nous préférons lancer les dés du possible plutôt que nous en remettre au probable.

Jérôme Dittmar


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