Magazine Journal intime

Veillée d'armes

Par Eric Mccomber
J'ai collé ma tête contre son ventre et je me suis mis à lui parler de tout ça. Je n'avais pas à le faire, en fait. Elle connait la chanson. D'abord, quand elle monte à la chambre et qu'elle y voit des sacs ouverts et des piles de chemises, quand elle me voit faire des listes et me sent fébrile…
Elle me regarde pensivement. Pas triste, non. Elle n'est pas comme ça. C'est une dure ! Mais tout de même un peu inquiète. Elle a l'air de se demander si un de ces quatre je pourrais partir ainsi pour le long voyage et la laisser derrière. Je lui répète pourtant qu'elle est dans ma vie pour aussi longtemps qu'elle le voudra. Je lui montre que je l'aime par de petits gestes, des marques d'affection, des caresses, des mots gentils, je lui prépare son plat préféré (toujours le même) et je répète inlassablement que je serai de retour dans quelques semaines. Mais nous n'avons jamais été séparés si longtemps depuis le jour où elle est entrée dans ma vie.
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J'angoisse. J'ai les entrailles qui se serrent. Le souffle court. Un trac inédit. Je pars livrer un combat, affronter un dragon. Je pars chasser un lion acariâtre et malade : la partie de moi qui fait souffrir toutes les autres. Ce n'est pas la première fois et j'ai remporté contre ce monstre de retentissantes victoires, mais c'est chaque fois à recommencer et forcément un moment crucial. Il y a un pincement chronologique. Des dates. Des heures. Des minutes. Je dois être là et ici et là-bas.
Paradoxalement, je trépigne de joie. Je vais à la cueillette aux délices. Revoir des amis intimes, des personnes que j'aime très profondément, des fontaines d'inspiration, des torrents de sérénité, des tornades d'intelligence et de bon sens et d'humour… Marcher dans ma ville adorée. Et puis, écrire pendant des années sans se soumettre à la brûlure du cercle enflammé, sans plonger dans la baie agitée, sans traverser l'œil de l'ouragan, ça ne rime à rien. Lecteurs, critiques, machines à reproduire, mécanismes à marchandises, systèmes d'épandage, me voici. J'espère avoir la force de sourire malgré la terreur, je me promets de ne pas m'effondrer devant la flagornerie, de ne pas m'enliser dans les bouses flasques de l'odieux, de ne pas oublier de maintenir le cap et de prendre l'éventuelle grêle de médiocrité pour ce qu'elle est, éphémère, intangible, irréelle.
Il faut surtout se rappeler de s'accrocher, il faut aller insérer son corps dans les plis du récit commun. La place est là. L'accueillir, l'accepter, la célébrer. Il faut aimer la lumière et supporter la pénombre et vice et versa sans laisser la toxicité de chacune altérer la course du sable dans les vents et la trace du vent dans les sables. Il faut se rappeler qu'il n'est pas question de soi, ni de l'humanité, mais bien d'un simple produit, avec lequel on a été associé, jadis, dans le rôle bizarre de géniteur, de semeur, de récolteur, de ramasseur, d'ordonnateur, de coupeur, de retourneur, de présentateur, de larmoyeur, de rieur, de lecteur et de relecteur et de polisseur et de vernisseur et de repolisseur…
Il y aura une histoire, aussi, constamment sous mes yeux. Blottie dans les fissures de chaque trottoir, lovée dans le galbe de chaque brin d'herbe, chuchotée entre les branches des érables et louvoyant dans les panaches des cheminées de la Carrière.
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Je me suis mis à la caresser légèrement des épaules jusqu'au ventre. Elle s'est retournée pour me présenter son dos. J'ai appuyé le bout de mon index entre ses yeux et j'ai gratté le sommet de son crane. Elle a révélé pour moi les émeraudes de ses prunelles. J'ai esquissé un sourire. J'ai saisi sa queue juste à la base et j'ai serré doucement. Elle ronronnait si fort que sa gorge s'enrouait.© Éric McComber

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