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La figure d'André Gide, par Marcel Arland

Par Blogegide
Nous avons vu récemment que Marcel Arland jugeait avec sévérité les « juges » d'André Gide dans sonrecueil de critiques des Lettres de France, parue en 1951 chezAlbin Michel. Critique intéressante à confronter avec le Momentlittéraire qu'il donnait dans l'édition du 29 décembre 1951 deLa Gazette de Lausanne, autour cette fois des livres desouvenirs de Jean Schlumberger, Roger Martin du Gard et Claude Mauriac.
LA FIGURE D'ANDRÉ GIDE
« Il a fallu la rigiditédernière de ses, traits, figés dans un silence définitif, pournous faire sentir tout ce que l'œuvre avait laissé échapper del'homme, toute la part de lui-même, de sa séduction et de sanoblesse, dont elle ne nous conserve qu'un reflet. » C'est JeanSchlumberger qui parle ainsi, en tête de l'Hommage à André Gideque vient de publier la Nouvelle Revue Française. Lisez cet Hommage: si diverses qu'en puissent être les voix, c'est la figure de Gide,beaucoup plus que son œuvre, qui s'y trouve interrogée. Les livresmêmes que l'on a consacrés depuis quelques mois à André Gide,sont des souvenirs, des confidences, des témoignages, non pas desétudes. Ces livres répondent aussi bien à l'appel du public ; et,sans doute, il entre de tout dans une telle curiosité : le goût duragot et de la révélation scandaleuse, comme l'attrait d'une figuresi complexe et si rare. Mais enfin, quelque part de lui-même queGide n'ait pu traduire dans son œuvre, il a nourri cette œuvre desa propre vie, il y a mêlé et patiemment composé sa figure.L'œuvre elle aussi se trouve donc mise en jeu, lorsque nouscherchons à connaître l'homme.L'homme ne cesse de nous surprendre. Iln'est pas jusqu'à ses amis les plus intimes qui, racontant leurcommerce, ne semblent eux-mêmes à tout instant s'étonner. Si bienque nous suivons leur témoignage comme une enquête, une progressiondécouverte, et l'on dirait un peu comme un roman.Au premier rang de ces témoignages, jeplace les Notes sur André Gide que nous donne Roger Martin duGard. Le titre est modeste ; mais l'œuvre, ferme et d'un grand prix.C'est que l'amitié que l'on y sent ne comporte aucune complaisance ;c'est aussi que l'auteur apporte à ce témoignage le scrupule, letravail, l'aplomb scénique, le trait sobre et vigoureux, que nousaimons dans son œuvre de romancier. La plupart des témoignages quel'on nous propose pourraient s'intituler : Gide et moi ;quelques-uns, Moi et Gide. Martin du Gard n'a d'autre soucique de restituer une figure, telle qu'il l'avait surprise oulentement cernée. Si sa propre figure ne s'en affirme pas moins dansces Notes, il le doit à son objectivité même, qui nous fait sentirtout ensemble, entre le modèle et le peintre, l'opposition etl'alliance de deux natures.Il n'est rien d'aussi plaisant que lapremière rencontre de Gide et de Martin du Gard. Le jeune auteur deJean Barois se hasarde en 1913, dans le petit et déjà fameuxlocal de la N.R.F., rue Madame. Entre des registres, destasses dépareillées et des gâteaux secs (ce n'était pas encorel'époque des fastueux cocktails), voici Gaston Gallimard et sespremières séductions ; Jacques Rivière, gracieux et gauche, quisert gentiment un thé de patronage ; Jean Schlumberger, qui va del'un à l'autre, courtois et attentif ; Henri Ghéon, « Barbe-bleuehilare, qui s'agite comme un démon » ; Léon Paul Fargue :« curieux mélange de sensualité frémissante etd'impassibilité orientale » ; la cigarette aux lèvres, « lavoix douce, enjôleuse, il s'écoute, semble dicter un texte et ledéguster au passage ». Mais la présence de tous cespersonnages ne suffirait pas à expliquer cette légère odeur desoufre qui rôde dans la boutique. Patience ; la porte s'entre-baîlle: voici l'Ange des Ténèbres, qui de loin a flairé l'innocence etvient séduire notre Eloa. « La porte s'entrouvre. Unhomme se glisse dans la boutique, à la façon d'un clochard quivient se chauffer à l'église. Le bord d'un chapeau cabossé cacheles yeux ; un vaste manteau cloche lui pend des épaules. Il faitsonger à un vieil acteur famélique, sans emploi ; à ces épaves dela bohème qui échouent, un soir de dèche, à l'Asile de nuit ; oubien à ces habitués de la Bibliothèque nationale, à ces copistesprofessionnels, au linge douteux, qui somnolent à midi sur leurin-folio après avoir déjeuné d'un croissant. Un défroqué,peut-être ? Un défroqué à mauvaise conscience ? Gautier accusaitRenan d'avoir gardé cet « air prêtreux »... Mais touss'approchent, c'est quelqu'un de la maison. Il s'est débarrassé deson manteau, de son chapeau ; son complet de voyage, avachi, neparait pas d'aplomb sur son corps dégingandé ; un cou de vieiloiseau s'échappe de son faux col fripé, qui baille ; le front estdégarni ; la chevelure commence à grisonner ; elle touffe un peusur la nuque, avec l'aspect terne des cheveux morts. Son masque deMongol, aux arcades sourcilières obliques et saillantes, est seméde quelques verrues. Les traits sont accusés, mais mous ; le teintest grisâtre, les joues creuses, mal rasées; les lèvres minces etserrées dessinent une longue ligne élastique et sinueuse ; leregard glisse sans franchise entre lespaupières, avec de brefs éclats fuyants qu'accompagne alors unsourire un peu grimaçant, enfantin et retors, à la fois timide etapprêté ! Schlumberger le guide vers moi. Je reste confondu : c'estAndré Gide... ».Et Gide entraine lejeune romancier dans l'arrière-boutique, s'accroupit sur unescabeau, murmure quelques propos aimables. Il hésite encore, ilsuppute, il se rassemble. « Tout àcoup il se redresse, pose un coude sur son genou, le menton sur samain mollement repliée, me regarde, et commence à parlerd'abondance. La voix dévient aisée, coulante ; elle estadmirablement timbrée, chaude, basse et grave, confidentielle àsouhait et enjôleuse, et sussurrante, avec des modulations nuancées,et, par instants, un brusque éclat...»Comment résister à cette voix savante, au chatoiement des idées, àcette force naturelle, à ce génie ? Et comment résister à cettefigure ? « Je l'avais vue,dit Martin du Gard; mais je ne l'avaispas regardée. Peu m'importe la barbe de deux jours, les cheveux malentretenus, le col en accordéon. Combien je suis sensible maintenantà la noblesse de ce visage frémissant d'émotion et d'intelligence,à la tendre finesse de son sourire, à la musique de sa voix, àl'attention, à la chaleureuse bonté du regard dont il vousenveloppe ! Car il ne me quitte pas des yeux. Visiblement il cherchela réciprocité, l'accord ; il offre l'échange, il quête unealliance. Cette sympathie me bouleverse... »C'en est fait : le Séducteur a triomphé, et si pleinement quesoudain, sans un mot, sans un regard, sans le moindre signe d'adieu,il plante là sa conquête.Ce fut pourtant une longueet noble alliance, qui fait honneur aux deux écrivains. Leur amitiés'est nourrie de leurs dissemblances et de leur mutuelle franchise.Dans le bon sens, le réalisme et la stabilité de son ami, Gidetrouvait un contrôle, dont il a lui-même, plus d'une fois, soulignéle bienfait. Et Martin du Gard, de son côté, se plaît àreconnaître ce qu'il doit à Gide : en premier lieu, de plusstrictes exigences sur la qualité de l'œuvre d'art. Parlant deGide, il peut être sévère ; il le serait moins, s'il avait pourlui moins d'estime ; il ne l'est que pour rappeler Gide au meilleurde lui-même. Voilà le propre d'une amitié véritable. Et Gide lesait, l'approuve, s'y prête, qui, par delà les sautes d'humeur etles brusques engouements, reste fidèle à Martin du Gard, comme ilreste fidèle, depuis plus longtemps encore, à Schlumberger.Au demeurant que luireproche Martin du Gard ? D'être maniaque et tyrannique, d'êtrehomme de lettres,du matin au soir même dans le plaisir, même dans l'amour ; de toutramener à son œuvre, à sa figure, à cette statue qu'il « moduled'avance avec une astucieuse sincérité ». Mais aussitôt : « Commeje suis injuste ! Ai-je jamais passé une heure auprès de lui sansen revenir enrichi ! »Ah ! une telleamitié n'est pas de tout repos ; et l'on devine aisément combienMartin du Gard put être parfois gêné, malheureux, scandalisé(c'est même là l'un des agréments de son livre). « Je luifais remarquer, note le narrateur, qu'il vient de se contredire. Ilme répond en souriant : « Vous connaissez le mot de Stendhal :J'ai deux manières d'être ; bon moyen pour éviter l'erreur ».N'est-ce qu'une boutade? » Deux manières d'être, quellemodestie ! Gide en a dix, en a vingt ; il semble qu'il en ait autantque de témoins. Voyez-le simplement à Cuverville, pleind'attentions et de silences à l'égard de sa femme, puis courantsous la pluie, dans les ténèbres, à travers la campagne ; flattantdans une masure la tête d'un enfant rachitique ; tremblant d'émoien montrant le banc,le banc de La Porte étroite,gloussant de plaisir quand il rapporte le srunom dont le village l'abaptisé : « l'idiot ». N'est-ce pas assez ? Voyez dansl'Hommagede la N.R.F.,Dominique Drouin nous le montre qui, « vêtu d'un costume debain noir, trop large, piaffe dans l'allée boueuse, offrant àl'averse tantôt ses reins, tantôt sa poitrine, et tendant vers elledes bras reconnaissants, tandis que, derrière la porte vitrée, safemme l'observe avec consternation, entre deux petitesLuxembourgeoises absolument médusées ».« De touttemps, écrit Roger Martin du Gard, la gravitélui a été naturelle ». Mais de cette gravité, il lui arrive de sefaire un masque. Mais encore, à Pontigny, il est le maître despetits jeux, des impromptus et des farces (il n'a pas étéremplacé).Il veut lire à son ami unrapport officiel sur la misère d'une tribu d'Afrique ; vingt-quatreans ont passé depuis ces faits : mais Gide sanglote, se lève,titube et s'enfuit dans une autre pièce. — Et le voici à Nice,dans une salle de cinéma ; il a pris la fâcheuse précaution de semunir de deux caleçons superposés ; mais quelle chaleur ! Gide sepenche sur Martin du Gard : « Si seulement vous consentiez àm'aider un tant soit peu, cher... A la faveur de l'obscurité,peut-être ne serait-il pas impossible, très discrètement... »Mettez-vous à la place dunarrateur. Le rôle d'Alceste est de ceux qu'il peut tenir. Donc ildit à Gideque tel chapitre deGenevièveest « franchement mal venu », que son discours d'Oxford,sous une forme raffinée, est, hélas ! d'une « banalité de penséemanifeste » ; qu'il peut et doit se corriger au plus tôt d'unegravité intempestive. Mais lui dire que « l'on ne se déculotte pasau cinéma » !... Bon, Martin du Gard bougonne, parfois s'insurge,mais enfin déplore d'être assez faible pour « souffrir duqu'en dira-t-on », et conclut en rappelant le mot d'une amiecommune: « Ne souhaitons pas qu'il se corrige du moindre de sestravers : il perdrait toutes ses qualités, du même coup ».Ainsi de tousrapports entre les deux amis ; c'est, chez Gide, un incroyable jeu,mais le plus naturel, et souvent pathétique, de séductions, dedésinvolture et de généreux abandon ; une grande chaleur humaine,avec ses heures de sécheresse ; un art, un don de vivre, qui toutensemble blesse et désarme par ses excès. Et chez Martin du Gard, àmesure qu'il découvre son ami, c'est une suite de concessions et dereprises, de jugements et de repentirs, une constante mise au point.Il peut nous arriver d'en sourire, comme d'une fine comédie ; maisnous aimons ces scrupules d'un cœur droit. Gide, écrit-il parexemple, aborde toujours les idées de biais, — Oui, mais,continue-t-il, c'est de sonbiais, ce qui constitue déjà une originalité. — Attention !prendre un chemin détourné, ce n'est pas explorer un pays neuf. — Mais quelle magie dans son style ! — Sans doute, mais il useparfois de cette magie pour donner le change sur un lieu commun. — Peut-être. Mais un lieu commun ne traverse pas l'esprit d'un Gidesans s'y transformer... S'il s'en tient là dans ses Notes,c'est pure charité pour nous.« Je crois, ditRoger Martin du Gard, n'avoir caché à Gide aucune des notes que jepublie ici ». Et l'on peut croire que Gide, devant l'image quenous propose l'ensemble de ces notes, n'eût pas été mécontent.C'est un livre dont il ne sort certes pas diminué.Le témoignage deClaude Mauriac : Conversations avecAndré Gide, plus minutieux dansl'instant, plus proche du journal intime et de la confidence, plusingénu, n'a trait qu'à une phase de la vie d'André Gide. C'esttoutefois un document d'un vif intérêt. (Déjà, quelques-unes deces pages avaient retenu l'attention, quand elles parurent, à lamort de Gide, dans l'Hommagetrès particulier que composa la Tableronde.)Un document, et, à samanière, une histoire d'amour. Très jeune, Claude Mauriac rencontreGide dans un café ; il se présente : « le fils de FrançoisMauriac » ; voilà des mots qui pourraient ouvrir les cœurs lesplus revêches. On cause, on se découvre des sympathies communes,voire en politique. Gide avoue que, ce même jour, il est allé deuxfois au cinéma : « Je me sentais si abandonné, si seul... »Quelle détresse au cœur de la gloire ! Le jeune homme s'émeut etrêve de l'en tirer.Il l'en tire. Il vachez Gide, il le retrouve chez Jouhandeau. « Nous sommes faitspour nous comprendre », lui dit Gide. C'est le début desconfidences : « Claude, savez-vous que j'ai une fille ? »Et Claude, pudiquement: « Non, pas du tout ». Un autrejour : « Je me sens en confiance avec vous, dit Gide, et je m'enétonne presque. Vous m'êtes beaucoup plus proche que votre père. »Pourtant Gide aime bien l'auteur de Génitrix; et François Mauriac, de son côté, aime bien Gide, ne l'aime quetrop. Mais quoi ! « II y a entre nous une timidité qui tient àmon âge, et peut-être au sien : je ne me sens vraiment proche quedes jeunes gens. »Oui, cet homme dont onveut faire un pervertisseur, c'est avant tout le goût del'innocence, qui l'anime. Claude n'en peut douter, et comment neserait-il pas conquis par les marques d'amitié qui lui sontprodiguées ! Les confidences les plus intimes et les plusaudacieuses, les secrets que l'on hésite à confier à l'ami detoute une vie : c'est ce jeune homme qui les reçoit. C'est à luiqu'André Gide expose comment malgré lui, il fit souffrir ; commentet à quel point il souffrit lui-même.Vient l'été, l'étéde 1939, et l'amitié grandit encore. C'est à Malagar, dans ledomaine de François Mauriac, dont Gide est l'hôte. Journéespleines et émouvantes; voir l'un près de l'autre son père et sonillustre ami, les entendre parler, les surprendre dans leursoppositions et leur accord, c'est pour le jeune homme unenchantement. Son père lit le poème d'Atys,et Gide aussitôt : « Tout est beau, d'un bout à l'autre,d'une rare beauté... Que ne publiez-vous ce poème ? Ce serait unesurprise, une stupeur... — Justement, s'écrie François Mauriac,et j'ai trop peur de scandaliser... Je représente tellement pourtant de jeunes gens, pour tant d'hommes... J'ai une telleresponsabilité... Je sais bien que j'occupe une place imméritée.Mais que faire ? » Voilà de ces débats dont une jeune âme setrouve à bon droit enivrée. Et Gide lit a son tour l'une de sesœuvres : L'intérêt général ;hélas ! elle est mauvaise ; François Mauriac en montre les défauts; Gide enchérit, accuse sa vieillesse, et ne trouve enfin un peu deréconfort que dans les encouragements de Claude...C'est en vérité l'hommele plus nu, le plus désarmé, que nous croyons surprendre dans cespages. « Si vous saviez, Claude, comme je me dégoûteparfois... Il y a en moi un besoin de sympathie, d'amitié, qui meconduit aux limites de l'hypocrisie. Oui, le mot n'est pas trop fortni celui de perfidie. » Paroles excessives, paroles injustes ;paroles fort subtiles toutefois, et qui eussent pu troubler uneflamme moins ardente que celle du narrateur.Car voyez. Deuxsemaines s'écoulent. Gide et Claude Mauriac se retrouvent àPontigny. Mais le maître se disperse, papillonne, préside auxpetits jeux. Ce ne serait rien, cela n'aurait pas d'autre effet qu'unpincement au cœur. Mais soudain, un soir, tandis qu'André Gide faitune lecture de Maldoror,cette figure de lui-même qu'il trahit, qu'il caresse, qu'il proclame: c'est une figure proprement diabolique. Gide, on n'en peut douter,est « la chose du Démon », Et Claude Mauriac, blessédans sa ferveur et son respect, n'a plus d'autre ressource que deserrer d'assez près, le soir, sur un divan, une jeune et jolieSuédoise. « Ce que je reproche à Gide ? écrit-il. Un défautde pudeur, de réserve, malgré sa réserve, sa pudeur en apparenceexcessive. Il lui manque cette rigueur profonde sans laquelle il n'ya pas pour l'homme de grandeur. Son intransigeance extérieure cacheun cœur qui toujours est disposé à pactiser. »Que s'écoulent encorequelques années, ce vieillard et ce jeune homme qu'unissait uneentente si profonde, se retrouvent à peu près, l'un à l'autre,étrangers.
« Je ne renie riende cette amitié qui est une des plus précieuses que j'aieéprouvées, écrit Claude Mauriac. Je constate seulement qu'elle necorrespond plus à ma personnalité présente. » Lespersonnalités ont de grandes et soudaines exigences. Ce sera lamorale de cette histoire, qui, tout compte fait, est sans gaieté.Mais elle est alerte etvivante, riche de traits, de silhouettes et de scènes. Et l'on seplaît à la jeunesse du regard et de l'accent, à la fraîcheur dutémoignage.J'y ai été plussensible que d'autres, en me trouvant mêlé à tant de brillantspersonnages dont Claude Mauriac se fait un instant le chroniqueur.Oui, un soir que Gide, sur un banc de Saint-Germain-des-Près,parlait à son confident des souffrances qu'il « devait à safille » : « Quand je pense, dit-il, que Marcel Arland a écrit :« II manquera toujours à André Gide, malgré tout son talent,l'expérience de la douleur. » Et quelques jours après, lejour précisément où Gide vient de lire au jeune homme ces pagesqui constitueront le beau, l'émouvant récit de Etnunc manet in te, Claude, déchiré,murmure à son tour : « Dire que Marcel Arland... » Lemot de Gide m'avait un peu surpris ; celui de Claude, je l'avoue àma honte, s'il m'attendrit, ne m'en donna pas moins le fou-rire.Non que je ne pussecomprendre les dispositions et la peine de Claude Mauriac. J'auraisvoulu m'expliquer ; j'allais lui écrire, peut-être. Mais, tournantquelques feuillets, je vis que l'explication n'était plusnécessaire. Il avait retrouvé la page dont s'était blessé Gide,et deviné le malentendu. Je n'y disais point que Gide ignorait ladouleur (je ne le dirais d'aucun homme) ; j'écrivais seulement :« II y a dans l'œuvre de Gide une lacune immense et peut-êtreest-ce là, en définitive, ce qui provoque ma résistance. Cetteœuvre semble ignorer la douleur. Toute l'intelligence de Gide, sonintuition et la bonté véritable qui, je crois, est en lui, n'ont puremplacer ce que la douleur lui aurait apporté s'il en avait acceptél'enseignement. »Bon ! C'est éclairci; pourtant je veux revenir sur cette page, qui ne contient riend'inexact, mais que je n'écrirais pas aujourd'hui. Gide a montré,dans son Voyage au Congo,et plus tard, à maintes reprises, qu'il n'était certes pasinsensible aux souffrances des hommes ; il était charitable ; iléprouvait le même sentiment de révolte devant la misère quedevant l'injustice. Il s'y est naturellement prêté, autant du moinsque le lui permettaient sa vie, ses amitiés, ses voyages, seslectures et son œuvre. Cette œuvre n'en est pas moinsessentiellement une œuvre de luxe, de même que sa vie, qui nous estouverte aujourd'hui, fut essentiellement une vie privilégiée.(C'est en 1938, à l'âge de 69 ans, qu'il dit à Martin du Gard quela mort de sa femme est le premier grand chagrin de sa vie). — Maisces privilèges, il lui appartenait de s'en montrer digne, et il l'afait. Son art, son éthique, sa leçon, ne sont pas axés sur ladouleur; mais ce que nul autre que lui ne pouvait dire, et quin'importe pas moins peut-être que la douleur, il l'a dit. Il en afait un chant harmonieux jusque dans ses dissonances, comme nousapparaissent enfin, à travers détours et caprices, l'équilibre desa figure et l'unité de sa vie.
Momentslittéraires, Lafigure d'André Gide, par Marcel Arlandparu dans LaGazette de Lausanne, le 29 décembre1951

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