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Les belles feuilles d’automne

Publié le 05 novembre 2011 par Mademoiselledupetitbois @MlleduPetitBois
Les belles feuilles d’automne

L'or d'automne (vu par Ivan Solbes, brillant illustrateur à découvrir en cliquant sur l'image)

Après la folie de septembre, pendant les remises de prix plus ou moins emballantes, laissez-moi vous présenter ces trois livres-là. Dans ma sélection d’automne, il y a bien sûr le Cadix ou la diagonale du fou d’Arturo Pérez-Reverte et ces ouvrages très différents les uns des autres : un récit-journal-carnet absolument incroyable, une très belle découverte en poche, et un super polar shakespearien. Comme toujours je privilégie la variété étrangère et évite (sauf exception sentimentale ci-dessus) les têtes d’affiche qui ont bien assez de publicité n’est-ce pas. Au-delà de tout ça, un seul mot d’ordre : la qualité. Place donc aux œuvres géniales de Joyce Carol Oates, Patricia Duncker et José Carlos Somoza.

Joyce Carol Oates, J’ai réussi à rester en vie

Les belles feuilles d’automne

Madame Smith, alias JCO : femme admirable, immense écrivain

Voilà un livre que je vais placer en tête de mon classement personnel. Quelle merveille, mais quelle merveille… Invraisemblable, le talent de cette femme. Quand on lit la quatrième de couverture, on se dit « aïe, un récit sur le deuil, hmm, pas précisément ce dont j’avais besoin… Voyons. » Puis dès la première page, zioup, on est happé.
Pour ceux qui ne la connaissent pas, Joyce Carol Oates est une immense écrivain américaine qui publie en moyenne trois romans par an, enseigne à Princeton, a loupé le Nobel d’un cheveu, obtenu le Femina pour Les Chutes… Une vie absolument dédiée à la littérature dans ce qu’elle a de meilleur. Je recommande hautement son Journal (1973 – 1982) publié il y a deux ans, passionnantes pages sur « l’art du roman ».
Le 20 février 2008, son mari depuis 47 ans (!), Ray Smith, éditeur indépendant réputé, meurt à la suite des complications d’une pneunomie. En une semaine, il est parti. Foudroyée, Joyce Carol Oates commence le long chemin d’une veuve, « variation d’un roi Lear » en proie à la folie. C’est ce qu’elle raconte dans ce journal de survie, sorte de guide de la perte où elle parvient à partager cette expérience universelle en la sublimant, en y instillant – intelligence et finesse – également des rires. Elle invoque Camus, Nietzsche, Dickinson, ses souvenirs avec les amis Roth, Updike, Sontag… et tout ce que la littérature peut apporter de consolation, à défaut de réponse. Encore faut-il aimer les livres, me direz-vous, et avoir des amis – certes, mais d’autres placent leur foi ailleurs, et je crois que chacun a laissé pousser une branche en soi à laquelle pouvoir se raccrocher dans sa solitude. Plus ou moins solide (la branche).
Pour l’écrivain, la question essentielle reste posée : pourquoi rester en vie, et pourquoi est-ce elle qui respire encore ? Sous une forme hallucinée, un serpent venimeux planqué dans l’œil agite une culpabilité ravageuse pour mieux l’inciter au suicide. La tentation est grande, relayée par une cohorte de symptomes. Et la lutte est épuisante : « Pour les gens sains, être “sain” ne demande aucun effort particulier. Pour ceux qui sont blessés, feindre d’être “sain” exige un effort si considérable – qu’une question plane toujours, à peu près à une longueur de bras : pourquoi ? » Voilà une parole qui ne peut qu’être abondée par toute personne qui a connu de ces blessures qui ne cautérisent jamais. Face à la perte, à la disparition d’une vie à deux qu’on devine (et c’était déjà le cas dans son Journal) sereine, paisible, heureuse, seuls le travail et les amis la protègent de la déraison, et on perçoit au fur et à mesure, comme un suspense distillé à son insu entre les lignes, une amélioration.
Ce récit, édifiant, bouleversant, enrichissant à tout point de vue, d’une sincérité implacable, « parle de perte et de deuil, mais aussi, et de façon peut-être plus importante, d’amitié. » Il parle aussi du langage, auquel « nous sommes adonnés pour la santé mentale qu’il apporte ». A la fin de cette lecture, la crainte éprouvée au départ semble bien dérisoire : si la littérature est un îlot où les blessés viennent se réfugier harassés par les tempêtes essuyées, ce livre offre l’un de ces lumineux asiles, absolument nécessaires. Quel que soit le temps.

Patricia Duncker, La Folie Foucault

Les belles feuilles d’automne

Est-on responsable de sa folie ? Demandez à l'auteur.

Ce livre de poche se transmet de main avertie en main grande ouverte… C’est un formidable roman sur le lien qui unit le lecteur à l’écrivain, et, peut-être plus essentiel, la relation d’un écrivain à son lecteur. Car c’est pour/à ce dernier qu’un auteur écrit toujours – non pas comme à une muse [au masculin, muse, ça devient museau ? pourquoi diable le mot n'existe pas dans l'autre sens ?], non pas à une muse donc mais à cette adresse indispensable, qu’elle soit connue ou fantasmée. Or, parce que « l’amour entre un écrivain et son lecteur n’est jamais célébré », cette histoire est une célébration.
Ici, le lecteur est un jeune universitaire de Cambridge qui fréquente une Germaniste assez barrée. Celle-ci travaille sur Schiller, lui sur Paul Michel, écrivain qui rappelle la figure d’Artaud mais qui aurait entretenu une relation singulière avec Michel Foucault. Sur le romancier, on sait peu de choses depuis sa disparition dix ans plus tôt, sauf qu’il vivrait encore, enfermé dans un asile. Le jeune étudiant se laisse alors aisément convaincre de le retrouver. Sa captivante enquête, diligentée par la passion, est parsemée d’interrogations sur le “penser autrement” : « Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir ». Et on réfléchit. Le philosophe Michel Foucault apparaît dans le récit davantage comme un fantôme tutélaire qu’en tant que personnage, mais les univers que son évocation permet – la pensée, l’écriture, la folie, l’homosexualité (toutes choses distinctes par ailleurs) – sont développés avec beaucoup d’intelligence, de sensibilité, de simplicité.
« Et c’est la solitude de celui qui voit un monde différent de celui où vivent les gens qui l’entourent. La vie de ces gens demeure éloignée de la tienne. Tu vois le gouffre, et eux non. Ils marchent sur de la terre. Tu marches sur du verre. Ils se rassurent à grand renfort de conformité, de ressemblances soigneusement élaborées. Tu vis masqué, conscient de ta différence absolue. » Comme il est dit plus loin dans des dialogues parfaitement construits, « peut-être la folie est-elle un excès de possibilités (…). Et l’écriture revient à réduire la possibilité à une idée, un livre, une phrase, un mot »…  Livre, phrases, mots qui se lisent d’une traite, et donnent follement envie de (re)plonger dans la pensée de Foucault.

José Carlos Somoza, L’appât

Les belles feuilles d’automne

Ne pas juger un livre à sa couverture : un grand polar s'y trouve.

Où l’on retrouve un autre fantôme… Celui de Shakespeare. Longtemps que je n’avais lu de polar [j'ai tendance à considérer, certainement bêtement, que j'affronte déjà assez de flippes dans ma vie pour en rajouter dans mes lectures].
Le fait est qu’avec Somoza, pas de raison d’avoir peur, mais beaucoup de plaisir à être embringué dans la chasse que mène Diana, l’un de ces appâts professionnels formés à l’école de… Shakespeare donc. Plus balèze qu’un profiler, son art repose sur la manipulation du désir, or celui du Spectateur, tueur en série qui opère à Madrid, est, disons, particulièrement théâtral.
Pour tisser cette intrigue diablement efficace, l’écrivain espagnol invente une codification de la psyché humaine axée sur le désir, qui elle-même s’appuie sur les pièces de big Will (le dramaturge avait manifestement tout compris). C’est nerveux, intelligent, troublant, jamais confus, et donc très plaisant. Et puisque je réfléchis dernièrement sur la question du Désir, voilà qui donne de l’eau au moulin et suscite, de surcroît, l’envie toujours bienvenue de retrouver le monde shakespearien.

Soit au final, deux Anglo-saxonnes, un Espagnol, Foucault et Shakespeare : d’excellentes fréquentations pour parer de belles idées ce novembre monotone, et se tenir loin, bien loin des longs sanglots et autres langueurs de saison.

- Joyce Carol Oates, J’ai réussi à rester en vie, traduit de l’américain par Claude Seban, Ed. Philippe Rey, 480 p., 24 € ; chez le même éditeur, le Journal (1973 – 1982). Son œuvre est également publiée en France par les éditions Stock (Les chutes, Blonde…).

- Patricia Duncker, La folie Foucault, traduit de l’anglais par Céline Schwaller, Ed. de poche Arcanes/Joëlle Losfeld, 225 p., 10 €.

- José Carlos Somoza, L’appât, traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Ed. Actes Sud, 416 p., 23 €.

Ps. Parlant bonnes fréquentations, je saisis l’occasion de remercier encore, toujours, mes incroyables amis, qui comme la littérature, me sont indispensables.


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