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Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?

Publié le 08 novembre 2011 par Marc Lenot

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?Bien sûr, on peut se contenter de la bulle de Tel-Aviv, de l’inauguration très chic et fric de la nouvelle aile du Musée et des mondanités qui l’accompagnent ; bien sûr on peut ne pas s’intéresser à ce qui passe quarante kilomètres plus à l’Est, à l’effervescence pleine d’espoir (fragile et fugace) qui s’y fait jour. Mais vous vous imaginez bien que je suis allé voir, de l’autre côté, chez les autres, ce qui s’y fait, ce qui s’y crée (et rien n’était plus drôle, quelques jours plus tard, dans un diner à Tel-Aviv, que le contraste entre le regard effaré de Français venus pour cette inauguration, ne comprenant absolument pas qu’on puisse s’intéresser à la scène artistique palestinienne – mais il n’y a rien là-bas, pas d’artistes, que des terroristes – et la curiosité frustrée d’artistes et d’amateurs israéliens à qui leur gouvernement interdit d’y aller – et il interdit aussi aux autres de venir - et qui voudraient savoir, comprendre, rencontrer, et se jetaient sur mes catalogues et mes photos.

Donc, lors d’une visite trop rapide à Ramallah, ville plus vibrante que Jérusalem, plus libre, plus audacieuse, un atelier d’artiste (Shuruq Harb), une rencontre avec une fondation qui soutient la jeune création palestinienne contemporaine, un déjeuner avec les principaux artistes et curateurs de Ramallah et alentour, une présentation du programme ArtSchool Palestine et des travaux de plusieurs artistes dans une galerie, et deux expositions.

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
A l’Université de Bir Zeit, le petit musée présentait jusqu’au 29 octobre une exposition sur la représentation de la femme dans l’art palestinien avec une vingtaine d’artistes. Si certaines représentations semblaient plutôt stéréotypées, voire folkloriques (comme Sliman Mansour), on y fait aussi des trouvailles intéressantes, comme cette installation de Amer Shomali qui part d’un portrait iconique, celui de la combattante Leila Khaled (‘terroriste’, bien sûr) avec AK-47 et keffyeh, photographie d’Eddie Adams qui fut reproduite des milliers de fois sur des affiches. Leila Khaled, trop repérée par les services israéliens et américains, subit six opérations de chirurgie plastique pour modifier son visage et continuer son combat sans être reconnue ; mais, ce faisant, dissimulant sa beauté, elle se révoltait aussi contre la transformation de son image en icône à révérer, en symbole la dépassant. C’est de cette iconisation que traite Amer Shomali en reproduisant ce portrait dans une ‘sculpture’ faite de 3500 tubes de rouge à lèvres, transformation du symbole en décor un peu futile, dédramatisé, questionnement de la glorification de l’image, mais aussi interrogation sur la féminité permise aux héroïnes et sur la marchandisation des idoles, de Che Guevara à Leila Khaled (The icon).

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
Dans cette exposition, on note aussi des beaux dessins de Samira Badran et une vidéo de Jumana Abboud, qui, toutes deux, suffoquent, un double portrait de Inas Yassin, entre tradition et modernité, un ‘poster’ politique de Mona Hatoum (‘Over my dead body’) et une de ses vidéos plus subtile mais tout aussi forte (‘The negotiating table’), des photographies de Rula Halawani et d’Ahlam Shibli, et ces longues robes noires de Mary Tuma, Homes for the Disembodied, voiles légers qui frémissent au vent, qui dévoilent plus qu’ils ne cachent, bannières de veuvage et traces d’une absence, celle peut-être d’un fils prisonnier, d’un mari assassiné, d’un père exilé.

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
Enfin, une très belle et poétique vidéo de Raeda Saadeh où l’immense robe blanche que l’artiste a déployée autour d’elle comme un derviche tourneur, se couvre peu à peu de petits bouts de papier colorés sur lesquels les étudiants de Bir Zeit ont inscrit leurs vœux, souhaits de bonheur, de succès ou de liberté : la blancheur immaculée se macule de fleurs colorées, la pureté virginale de l’artiste en vestale se charge petit à petit du poids de tout un peuple en quête de sa liberté, de son bonheur, de sa place au concert des nations. C’est une vidéo hypnotique, joyeuse et amère à la fois, comme un passage, comme un départ ou peut-être une impasse (The Wishes Tree).

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
Ailleurs dans Ramallah, à l’International Academy of Art Palestine, les élèves du Français David Mozziconacci, invité pour un atelier, exposaient leurs travaux photographiques (que je ne sais pas créditer à tel ou tel étudiant). Parmi les plus intéressants à mes yeux, cette enfilade d’ombre et de lumière comme un souterrain de forteresse, et ces affiches pliées sur une étagère, affiches en l’honneur des prisonniers récemment libérés, 
Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
qu’après la manifestation, on replie soigneusement (quand seront-ils ré-emprisonnés ? re-libérés ?) : c’est l’aspect sculptural, inanimé de ces objets qui attire l’œil.

Enfin, toujours dans cette exposition, l'image ci-dessus (trouvée sur le Net et 'contextualisée' ici) d’une soldate allaitant son bébé, la mitraillette en bandoulière, ne peut laisser indifférent. Ben Gourion disait qu’Israël serait un vrai pays le jour où il y aurait des putes et des voleurs israéliens : mission accomplie.

Peut-on prêter un Picasso à un non-état ?
La Palestine serait-elle devenue un vrai pays le jour où on lui a prêté un Picasso (prêt de 'Buste de femme', 1943, par le Van Abbe Museum, qui fut un véritable événement, en dépit de tous les obstacles)? L'histoire de son vol, une fiction par Yazan Khalili.

Photos de l’auteur excepté Raeda Saadeh. Ce voyage a été fait en compagnie d’un groupe d’Amis de la Maison Rouge, ce billet n'exprimant évidemment que la vision personnelle de l'auteur.


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