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Droits des interprètes prolongés à 70 ans : Bruxelles attaque le domaine public

Publié le 09 novembre 2011 par Labreche @labrecheblog

Il y a peu de chances que vous en ayez entendu parler, mais le lobby de l’industrie phonographique a obtenu à Bruxelles une victoire majeure, avec la prolongation dans toute l’Union européenne de la protection des droits des artistes interprètes ou exécutants et producteurs de phonogrammes à soixante-dix ans après la date de l’enregistrement (au lieu de cinquante).

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Quand les majors refont la loi

Jusqu’ici, les mélomanes de toute sorte guettaient chaque premier janvier avec envie les enregistrements dont la protection juridique arrivait à expiration. Le 1er janvier 2001, de nombreux enregistrements effectués au cours de l’année 1960 étaient ainsi entrés dans le domaine public. Dans le domaine de la musique classique par exemple, ces dernières années, Furtwängler, Toscanini, ou encore l’essentiel du legs de Callas étaient ainsi entrés dans le domaine public. Du point de vue des éditeurs auparavant détenteurs des droits, c’était dommage, bien que les conséquences fussent finalement assez réduites : EMI vend comme des petits pains ses intégrales Callas ou Karajan dont une bonne partie du contenu est antérieure à 1960. Mais à côté des majors (par ordre de parts de marché : Universal, Sony BMG, EMI, Warner) le domaine public permettait à une multitude de petites maisons de disque de vivre en rénovant des enregistrements tombés dans l’oubli ou mal exploités, et en les proposant au public. Un remède contre la crise du disque certain, lorsqu’on voit la longévité de petits éditeurs spécialisés dans le domaine public comme Tahra, Membran, Arbiter ou Archipel. Paradoxalement cela a même poussé certains éditeurs à effectuer un travail de rénovation sans précédent de bandes historiques, comme l’a fait RCA avec les enregistrements de Toscanini à Philadelphie (1941-1942). Les passionnés peuvent aussi s’échanger librement certaines bandes aux droits expirés, comme sur le site Musique ouverte pour le classique (presque le seul domaine ouvert à ce type d’échanges puisqu’il faut aussi que les protections sur le matériau musical ― texte, partition ― aient expiré).


Mais voilà, en arrivant à la décennie soixante (l'année 1961 devait entrer dans le domaine public le 1er janvier 2012), l’industrie phonographique était exposée à deux risques : la stéréophonie devenue la norme à la fin de la décennie 1950, les enregistrements qui allaient passer dans le domaine public risquaient d’attirer un public plus important ; d’autre part, ce n’est pas pour Fritz Reiner et Antal Dorati que s’inquiétaient les majors, et pas même pour l’immense catalogue berlinois de Karajan, mais surtout pour des succès commerciaux plus grand public : Elvis, les Beatles, les Stones, Velvet Underground, Bob Dylan, les Doors seraient en quelques années tombés dans le domaine public et leurs enregistrements auraient été libres de droit. La musique elle-même, en revanche, n’aurait pas été utilisable librement, comme bande sonore d’un film par exemple, puisqu’elle restait de toute façon soumise à d'autres protections juridiques, c’est-à-dire 70 ans après la mort de l’auteur et du compositeur.

Une mesure sans justification

Alors, comme cela se fait en général lorsqu’une loi dérange l’intérêt économique d’un groupe constitué et sans opposition identifiable (les petites maisons de disque susmentionnées ou les consommateurs n’ayant guère de visibilité à Bruxelles), la loi a récemment été changée. La directive 2011/77/UE votée par le Conseil en dernière lecture le 27 septembre dernier, publiée au Journal officiel de l’UE le 11 octobre, et rentrée en vigueur le 1er novembre, fait passer la protection des artistes interprètes d’enregistrements phonographiques de 50 à 70 ans après la date d'enregistrement. Les consommateurs peuvent même dire qu’ils l’ont échappée belle puisque la proposition initiale de la Commission portait cette protection à… 95 ans !

Le Commissaire Barnier (Marché intérieur et services) s’est réjoui de cette modification qui, selon lui, « fera une réelle différence pour les artistes interprétes ». Justement, le moment est venu de se demander qui bénéficie réellement d’une telle mesure. Car il y a plusieurs réalités qu’ignore très largement ce prolongement. D’abord, la protection n’est pas forcément synonyme d’un revenu significatif : même s’ils détiennent les droits les artistes touchent ainsi très peu sur le prix de vente d’un titre musical. En effet, comme le signale le député européen (socialiste) Guy Bono, « à l'heure actuelle, les artistes touchent en moyenne 5% sur la vente d'un CD contre plus de 50% pour les intermédiaires, et ils ne perçoivent que 3 ou 4 centimes sur un titre vendu en ligne à 99 centimes ! » De plus, il faut aussi savoir que très peu d’interprètes sont effectivement détenteurs des droits, souvent cédés au moment de l’enregistrement (pour tous les musiciens anonymes qui jouent dans les orchestres, dans les groupes qui accompagnent les têtes d’affiche) ou, parfois, plus tard. La directive compense légèrement ce défaut en créant un fonds de retraite pour les artistes qui ont abandonné leurs droits, abondé par les labels. Mais pour que cela paraisse être un progrès, il aurait fallu que le fonds soit créé autrement que comme concession en contrepartie du juteux prolongement des droits.

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Une attaque contre le domaine public

Car il est encore un point de vue qui a été ignoré par Bruxelles, c’est celui des consommateurs-mélomanes qui devront attendre vingt ans avant de voir de nouveaux enregistrements tomber dans le domaine public (les enregistrements dont les droits ont expiré ne peuvent, eux, heureusement pas bénéficier d’une nouvelle période de protection, excepté leurs versions retravaillées et remasterisées). Ainsi l’étude d’impact de la Commission affirme tout bonnement (p. 20) : « les seuls bénéficiaires d’un scénario inchangé seraient les maisons de disques spécialisées dans le domaine public, qui pourraient progressivement rééditer les enregistrements […] sans payer de royalties aux interprètes. » La vision de la Commission est en réalité exactement celle présentée par le lobby discographique : la définition du domaine public est simplement celui d’un espace anomique où tout enregistrement finit malheureusement non par entrer mais par « tomber », être englouti, disparaître.

Le domaine public est évidemment bien plus que cela. Ce que signifie faire partie du domaine public, pour une œuvre ou, en l’occurrence, un enregistrement phonographique, ce n’est pas être privé de protection ou de statut, mais c’est faire partie d’un patrimoine universel auquel n'est plus rattaché aucun droit individuel. Cela ne signifie pas que l’artiste perd la paternité de son travail :  ce que le mélomane veut entendre dans la Tosca de Callas en 1953, c’est toujours Callas, et dans Monk’s Music enregistré en 1957, c’est toujours Thelonious Monk. Et un artiste qui estimerait qu’une édition de son travail, même dans le domaine public, est d’une qualité telle qu’elle lui fait tort, peut d’ailleurs en obtenir l’interdiction. Il s’agit là des effets des conséquences d'un droit moral perpétuel de l'artiste, imprescriptible et inaliénable de l’artiste, qui implique le droit de paternité et le droit à l’intégrité de l’œuvre. En revanche, le domaine public signifie que l’artiste ne dispose plus de droit patrimonial, et donc pour une interprétation sonore qu’elle ne peut plus justifier un prix pour être écoutée, et qu’il n’est plus nécessaire d’obtenir une quelconque autorisation d’exploitation. Le domaine public est un patrimoine qui appartient au public, pas un espace de relégation où toute valeur se perdrait. Et si les prix ne baissent qu’assez peu du fait de l’expiration des droits des interprètes, en revanche la qualité éditoriale augmente sous la pression de la concurrence qui en résulte entre maisons de disques. Au final, c’est la préservation de ce patrimoine qui en bénéficie.

Au lieu de cette conception forte du domaine public la Commission y a vu une fosse commune où serait jeté au rebut tout ce qui ne peut plus rapporter d’argent. D’ailleurs, l’idée de patrimoine-poubelle est institutionnalisée par la Commission qui a mis en place un mécanisme permettant aux artistes de récupérer leurs droits si le producteur d’un enregistrement ne le commercialise pas pendant la nouvelle période additionnelle de 50 à 70 ans après l’enregistrement, ce qui permettrait de le commercialiser ailleurs. Plus qu’un avantage pour les artistes (qui devront se débrouiller pour trouver un autre contrat rémunérateur, ou se débrouiller eux-mêmes) il s’agit là d’une bonne façon pour l’industrie du disque de se débarrasser à moindres frais de tout ce qui ne rapporte pas autant que les Beatles et les Stones, et d’être exonérée de toute responsabilité artistique. L’opération est donc une victoire totale pour les majors : si l’enregistrement rapporte, on l’exploite, s’il ne rapporte plus, on s’en débarrasse (tout en gardant les meilleures bandes dans ses placards, la propriété matérielle étant encore autre chose). L’industrie du disque s’est donc acheté vingt ans de protection supplémentaire. Évidemment, on peut déjà imaginer que les attaques contre le domaine public ne cesseront pas et reprendront dans quelques années pour éviter que ne recommence l’expiration de droits à partir de 2031. Surtout, cette victoire prépare de nouveaux combats : la possibilité de créer de nouvelles protections sur les œuvres du domaine public (comme le font déjà sans fondement légal beaucoup d’institutions françaises, musées et bibliothèques, sur les œuvres qui font partie de leurs collections et dont la reproduction est interdite), voire la création de droits perpétuels sur les interprétations sonores, ce qui réveillerait une querelle oubliée depuis le XIXe siècle et Frédéric Bastiat.

Crédits iconographiques : 1. © 2011 Khalil Bendib/Corporate Europe Observatory | 2. Symbole du domaine public. DP.


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