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Archives malgré tout - Exposition "Walter Benjamin Archives", au Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, Paris, jusqu'au 5 février 2012 par Pierre Pigot

Par Fric Frac Club
Vous vous approchez, le cœur sans doute un peu battant, et dès la première vitrine, vous ressentez comme un petit choc, une expérience phénoménologique à laquelle aucune reproduction ne vous a préparés, un éclair qui creuse l'abîme entre ce qu'on croyait connaître et ce que l'on découvre enfin véritablement : les manuscrits sont encore plus petits, plus minuscules, plus terriblement fragiles que vous ne l'aviez cru. Là, protégés sous verre, marqués du tampon de l'archive où ils dorment d'habitude, ils révèlent brutalement leur condition de vestige miraculeux. Ce n'est pas l'habituel pèlerinage accordé aux memorabilia triviales d'un grand écrivain national, exposées en grande pompe pour que l'essence du génie vienne y refaire une brève incursion auratique sous vos yeux ; non, au contraire, ici chaque fois c'est la bouleversante rencontre avec ce qui a bien failli brûler ou disparaître, avec chaque fragment de ce que la violence de l'histoire a tenté de broyer, avec les traces d'une pensée qui aujourd'hui encore doit réclamer sur la place publique de l'intellect la place qui lui est pourtant échue depuis longtemps. Les archives de Walter Benjamin (ses lettres, son calepin d'adresses, ses fragments de manuscrits, ses incroyables carnets couverts d'une écriture minuscule quasiment illisible, sa collection de cartes postales, etc.) sont actuellement montrées au Musée d'art et d'histoire du judaïsme. Leur place naturelle devrait être à la Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu où pendant plus de dix ans Benjamin a travaillé sans relâche à son Livre des Passages, écumant les catalogues sur fiches comme sur la célèbre photographie de son amie Gisèle Freund, grattant le papier de sa plume fétiche, et prenant même le temps de célébrer en quelques phrases l'architecture magique où sa pensée se déployait et se reconfigurait chaque jour. Mais la Salle Labrouste est en travaux pour des années, et du côté de Tolbiac on a préféré célébrer Boris Vian… La « malchance » sous le signe de laquelle Hannah Arendt, dans un texte fameux, a placé toute la vie de Benjamin, semble encore le poursuivre ici en France, ce pays qu'il admirait tant et qui le lui a si mal rendu. Ses œuvres y sont publiées dans un désordre éditorial absolument lamentable qui oblige le lecteur courageux à posséder certains textes en doublons ou triplets ; et déjà dans les années 30, les personnalités qu'il rencontrait (Gide, Malraux, Valéry, bien d'autres) lui faisaient des promesses de publications ou de reconnaissance qui n'étaient presque jamais suivies d'effets. Visitées un dimanche, les salles de l'exposition sont d'un calme à la fois heureux et attristant : heureux parce qu'on peut se pencher sur les minuscules papiers, photos ou carnets sans avoir à jouer des coudes ; attristant parce qu'on sait bien que le public parisien visite avant tout les expositions dont il peut parler tout en étant immédiatement compris de son interlocuteur. Benjamin a peu de chances de se trouver annexé au paquebot médiatique des « grandes expositions de l'automne » : qui pourrait seulement se targuer d'encercler, en quelques expressions-minute autour d'une tasse de thé, la pensée d'un homme qui n'a cessé de se montrer en mouvement, en connexion-réaction avec son époque, en perpétuelles contradictions aussi fertiles que créatrices de difficultés, comme dans les mille facettes d'un portrait cubiste ? Ce n'est pas une exposition sur Benjamin, mais pour Benjamin : pour sa mémoire, pour le miracle que tous ces bouts de papiers et ces images jaunies nous soient parvenues après être passées successivement par les mains de la Gestapo et de la Russie stalinienne. Le vrai portrait exhaustif de Benjamin est à trouver dans ses textes difficiles, dans ses livres exigeants, dans ses lettres magnifiques, dans sa pensée compacte qui nécessite toujours l'effort qu'on la déplie avec patience. Comme c'est maintenant la tradition, l'exposition contient une brève section audiovisuelle, où on peut voir Hannah Arendt en conférence, Theodor W. Adorno en interview et Gershom Scholem en colloque, discuter la pensée de celui qui fut leur collègue ou leur proche ami. Il est toujours passionnant de voir parler ces grandes figures, mais dans le cas de Benjamin, on ne peut s'empêcher de très vite penser qu'il s'agit en réalité d'une « fausse bonne idée » - car il n'y a pas eu d'homme plus incompris de tous ses contemporains que Benjamin. Certes, chaque lecteur d'aujourd'hui a pour ainsi dire son propre Benjamin. Il y a ceux qui ne s'intéressent qu'au théoricien du langage dans ses jeunes années, ceux qui récupèrent jusqu'au dévoiement les thèses sur la reproductibilité technique de l'œuvre d'art, ceux qui déplient les thèses sur le concept d'histoire comme on décrypterait le palimpseste d'une bouteille à la mer. Mais notre choix engage le caractère toujours opératoire de la pensée de Benjamin, cet aspect polymorphe qui en fait toute l'importance, et non les conditions même de son éclosion, comme c'était le cas avec Scholem et Adorno. Entendre Scholem, debout derrière une table de colloque dans les années 70, marteler chaque mot pour dénoncer avec un sarcasme plein d'amertume l'intérêt que Benjamin pouvait porter aux problèmes du prolétariat (sous-entendu : en pure perte de temps et d'énergie), c'est discerner une profonde blessure, une déception, voire presque une trahison, que Scholem n'a sans doute jamais véritablement pardonnée. Condamnant chez Benjamin son rapprochement avec Brecht, Scholem a désespérement tenté de le faire venir en Palestine pour le garder « de son côté », celui de la théologie et de l'exégèse – et lorsqu'on découvre dans l'exposition le feuillet sur lequel Benjamin s'est exercé à reproduire les lettres de l'alphabet hébreu, c'est toute cette ambivalence benjaminienne, cette incapacité à choisir entre toutes les options intellectuelles parfois diamétralement opposées que son époque lui présentait, cette déchirure qui ne pouvait être résolue sans trahir son caractère profond, c'est tout cela qui s'offre brutalement à nous et nous émeut. La palme de l'incompréhension (pour ne pas dire d'une certaine ignominie) revient au bref commentaire d'Adorno, filmé en gros plan, sur le concept d'aura chez Benjamin. La manière dont il en parle fait penser à un grand prêtre de la Raison qui écarterait d'un revers de main dédaigneux une fatrasie mystique de mauvais goût, un égarement passager de Benjamin sur lequel il serait inconcevable de s'attarder, et encore moins de s'extasier.(On croirait entendre Gombrich parler de Warburg : « tout ça est terriblement démodé ».) Celui qui veut comprendre l'historique de cet abîme (cet Abgrund de Wissengrund) entre Adorno et Benjamin que ce dernier était obligé d'ignorer pour pouvoir survivre financièrement, lira la lettre du premier refusant au second la publication de son article sur Baudelaire : il y verra la marque du dogme qui cruellement démolit l'œuvre de celui qui n'a pas la possibilité d'y répondre. En fin de compte, ce dont Scholem et Adorno ne se sont jamais véritablement consolés, c'est que Benjamin ne soit pas devenu un Scholem-bis ou un Adorno-bis, un collègue fidèle annexé à un système de pensée bien délimité, aussi prestigieux ou magnifique soit-il. Mais depuis le début, le destin de Benjamin ne s'incrivait ni en Palestine, ni à New York, mais bel et bien à Paris, « capitale du XIXe siècle », Paris où dans les multiformes modifications de la révolution industrielle, depuis l'architecture jusqu'à la mode en passant par les utopies politiques et les avant-gardes littéraires, c'était tout le visage actuel de l'Occident qui se dessinait en avance, un visage dont la délimitation par la citation démultipliée était une tâche presque impossible à conclure – si folle, et pourtant si nécessaire. Il y a aussi, dans l'exposition, le carnet où il notait la liste de ses lectures : à la parcourir intégralement (cf. Je déballe ma bibliothèque, Rivages Poche), on s'émerveillera de constater que Benjamin lit tous les Queneau, tous les Julien Green, tous les Gide, tous les livres surréalistes, dès l'année de leur publication, et directement en français : combien d'entre nous peuvent affirmer en faire autant aujourd'hui avec autant de flair, de lucidité sur ce qui est important ou non dans la production contemporaine ? De même, on y voit son intérêt constant pour les romans policiers : imagine-t-on Adorno lisant un polar et y trouvant matière à réflexion ? Schlegel écrivait : « Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson ». Il y a bien sûr une esthétique du fragment propre à Benjamin, depuis ses assemblages de citations dans Le Livre des Passages jusqu'à ses découpes de manuscrits, démontés et remontés en petites unités où la forme spécifique de l'aphorisme (où Benjamin excellait, comme on peut le lire dans Sens Unique) développe ses échos avec des ramifications peu communes – c'est, par exemple, dans l'exposition, les minces bandelettes qui préparent le grand article sur Kafka. Mais le fragment est aussi le symbole d'un intellectuel qui ne peut plus compter avec la longue durée de la tranquillité d'esprit et des conditions idéales de travail. Menacé par les ténèbres de l'histoire, il doit s'attendre à tout moment à l'interruption, et doit dès lors privilégier la forme brève et concise où l'art des mots scintille avec une densité rare, plutôt que le grand fleuve des synthèses où le Glanz ou le Witz se dilue dans le confort des grandes dimensions. Dans ses chambres d'hôtel minables à Paris, Benjamin avait paraît-il pris l'habitude d'écrire sur ses genoux, puisque lui manquait jusqu'à une table pour travailler correctement – d'où ces carnets minuscules, pouvant circuler partout, pouvant être jetés dans une valise dès que l'expulsion était proche pour loyer impayé ou qu'une police (allemande, française) menaçait de sonner à la porte. On peut penser à Olivier Messiaen, écrivant au stalag de Görlitz, durant le glacial hiver 1940, son Quatuor pour la fin du temps, exécuté pour un piano dont les touches restaient enfoncées, une clarinette dont une clef avait fondu, et un violoncelle qui n'avait que trois cordes. On peut aussi penser à Erich Auerbach, chassé par les nazis de sa bibliothèque de travail à Marburg, trouvant un refuge précaire à Istambul et y rédigeant son monumental Mimésis, pratiquement de mémoire,avec juste l'aide de quelques ouvrages dépareillés. Il y a, au début de Mimésis, un passage où Auerbach, évoquant les personnages bibliques, nous donne l'impression de parler de lui-même et de tous ses camarades d'exil partout dans le monde : « ce sont justement les circonstances extrêmes où nous sommes abandonnés et désespérés au-delà de toute mesure, ou bien les circonstances où nous sommes élevés et favorisés au-delà de toute mesure, qui marquent notre être, si nous leur survivons, d'un sceau particulier où se reconnaît le résultat d'une existence et d'un développement plein de richesses. » Oui : si nous leur survivons. Là est la coda tragique de la vie de Benjamin, dont tous ses manuscrits sont la partition malmenée par l'histoire. A charge pour nous, donc, d'en entendre la musique, et c'est pourquoi, comme le dit Georges Didi-Huberman : « quand on a la chance d'avoir une grande table, il faut en profiter ». Illustrations : manuscrits de Benjamin (3 fragments sur Kafka, son carnet d'adresses ouvert à la lettre S, ses exercices d'alphabet hébreu).

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