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" le parfum " de süskind : le genie d'un detrousseur d'odeurs

Publié le 01 octobre 2011 par Parent @LEGOBALADIN

Qui maîtrisait les odeurs

maîtrisait le cœur de l’humanité

1738. Un 17 juillet. Dans la puanteur d’un marché parisien, Jeanne Buci, poissonnière de son état, se livre au « répugnant enfantement » de son cinquième enfant (dont plusieurs des aînés furent morts-nés). Jeanne accouche debout, derrière son étal, et coupe le cordon … de son couteau à poissons.

C’est au cœur de ce monde d’odeurs puissantes que naît Jean-Baptiste Grenouille, issu d’une mère puante, dans l’endroit le plus puant du royaume. Et paradoxalement, ce petit être s’avère vierge comme une page blanche pour ce qui est de l’odeur : il ne sent absolument rien ! Mais, contrepartie de ce vide, il possède, lui, ce pouvoir rare et monstrueux d’épuiser l’essence des autres.

L’enfant est confié au curé du quartier ; celui-ci, d’abord touché, manifeste bientôt sa terreur : cet être capable de tout identifier avec son petit nez fouineur, serait-il possédé par le diable ? Le petit monstre n’est pas de ceux que l’on montre, tant il se déguise vite en courant d’air permanent. Son prodigieux museau est l’objet d’un don exceptionnel qui appelle forcément un apprentissage. Grenouille, lui, se sent, se sait déjà en quête de quelque chose de confus qui ne tarde pas à se révéler : le premier rapt, suivi du premier meurtre, d’une jeune fille, rue des Marais, en annonce d’autres. Jean-Baptiste l’étrangle avant d’en étudier dans le détail le cadavre nu, sans savoir encore ce qui se passe en lui à ce moment précis. Quel phénomène étrange, inquiétant, habite ce garçon ?...

Grenouille renifle passionnément le cadavre en explorant chaque parfum issu des espaces de ce corps, jusqu’à « être plein d’elle à n’en plus pouvoir ». En s’emparant de son odeur, il l’épuise, le « fane », comme il le ferait d’une fleur qui a vécu. Le garçon ne devine pas encore, dans le fouillis de son âme noire, que ce premier meurtre inaugure une longue série qui fera de lui un expert diabolique dans l’univers devenu infernal des innombrables fragrances. Il n’extermine que pour saisir l’essence des arômes, anticipant en quelque sorte la future quête baudelairienne : « La trace et l’essence divines de ses amours décomposées ».

Le choc esthétique ressenti par Grenouille lors de ce premier meurtre se reproduira vingt cinq fois, la première ayant enclenché dans sa mémoire la naissance d’un grand dictionnaire des parfums dont l’écriture ne s’arrêtera plus. Jean-Baptiste se forge peu à peu une véritable gamme harmonique des senteurs, cousine des cinesthésies baudelairiennes. Une quête initiatique qui va le conduire à fuir les hommes et à s’isoler au sommet d’une montagne perdue, dans une caverne isolée. Métaphore platonicienne et nietzschéenne à la fois. L’étrange personnage survit ainsi sept ans, isolé vingt heures par jour dans son univers de rêverie toute-puissante : de son dictionnaire olfactif intérieur jaillit un « opéra formidable » que n’aurait pas renié Rimbaud.

En contemplation dans sa crypte, Grenouille est tel un écrivain dans sa retraite : à la fois meurtrier et artiste. Figure proustienne, de l’auteur qui intériorise son monde avant de le recréer. Toujours vierge de toute odeur, l’homme solitaire est hanté par le cauchemar d’être sans identité : il a conscience de lui-même comme « n’étant pas ». Dès lors ne compte plus que son projet prométhéen de parvenir le premier à créer le grand « parfum de l’homme ». Devenir ce génie capable de révolutionner l’univers des effluves, cela seul peut lui permettre de « naître une seconde fois ».

Le scélérat de génie n’a jamais oublié la « délicatesse, puissance, diversité et beauté irrésistible, effrayante » du parfum de la jeune fille de la rue des Marais. « Il avait trouvé la boussole de sa vie à venir ». Même Dieu, estime-t-il, est un ennemi, un concurrent méprisable, un escroc comme lui : il pue de la même odeur fétide que le réel. Jean-Baptiste a mieux à faire : en lui le séducteur opère par l’art. Grenouille, en puzzle vivant de tout ce qu’il perçoit et enregistre, crée lui-même, sans recette, contrairement au grand Baldini, artisan-tâcheron, parfumeur à recettes en quête de la formule « Amor et Psyché » … que Jean-Baptiste va recréer à l’instinct dans le laboratoire du savant, en compositeur-improvisateur génial.

Pour imaginer son dictionnaire des odeurs, Grenouille s’est longtemps exprimé par substantifs traduisant un monde de sensations d’où l’action s’est absentée. Doté d’un flair animal, l’homme est un analphabète du langage courant. Jean-Baptiste est dans l’amour de soi. Il n’aime personne et ne rêve que de déclencher la haine de tous. Mais chacun, renvoyé à lui-même, voit en lui la perfection dont il rêve. Le sorcier suscite le désir exacerbé, non l’amour. Il génère une passion aussi immédiate que l’air qu’on respire, que le parfum que l’on hume. Un parfum dont l’absence sur lui exaspère le désir.

Capturé et condamné à l’exécution en place publique dans la ville de Grasse, Grenouille provoque l’hystérie collective : tout le monde se met brusquement à copuler … puis s’immobilise, s’endort, se fige. Et surprise !... au réveil des corps entrelacés, l’oubli et le déni général sauvent Jean-Baptiste et font pendre … un figurant qui passait par là, un malheureux lampiste. Le petit homme s’asperge alors du contenu d’un mystérieux flacon qui le transforme en ange aimantant le public. « Ils se précipitèrent vers l’ange … chacun voulait en avoir une petite part … ». L’enveloppe charnelle de Grenouille est livrée à un geste collectif de dévoration, en une « volupté goulue ». En un éclair, son corps se trouve découpé en multiples morceaux, l’ensemble étant promis à la disparition complète. Un festin cannibale comme issue logique à tous les meurtres-possessions perpétrés par le dévoreur de parfums.

Vision christique du partage du corps par amour : Grenouille se donne, s’abandonne à la lie de la terre et se sacrifie dans un geste de passion ultime. Haine, amour, identification. Tel l’Etranger de Camus accueilli à son procès par des cris de haine, et dont le jugement parachève le destin, le petit homme est définitivement le meurtrier dont il est permis de rêver.

L’auto-meurtre sacrificiel est le signe final d’une œuvre parfaite. Cette épitaphe tient, dès lors, lieu de trace à un destin hors du commun :

« Au XVIIème siècle vécut en France l’être le plus abominable et le plus génial. Son unique ambition toucha au « royaume évanescent des odeurs. »


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