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Graham Joyce, Les limites de l'enchantement

Par Eric Bonnargent
La jeune filleet la mère Marc Villemain 

Graham Joyce, Les limites de l'enchantement

Éditions Bragelonne

Il serait dommage que leslibraires, dans un mouvement un peu machinal, classent ce roman de Graham Joycedans les rayonnages traditionnels de la science fiction ou de la Fantasy :ce serait lui aliéner un lectorat autrement plus vaste et complexe. L’éditeurtrompe d’ailleurs un peu son lecteur en décrivant une héroïne qui « vit aux limites du monde réel » :la jeune Fern ne fait que vivre suivant les préceptes d’une éducation qui lamet peu ou prou en marge de la société de son temps, ni plus ni moins. Quecette éducation la conduise à cultiver quelques talents clandestinsd’accoucheuse ou de rebouteuse ne suffit pas à en faire un personnage hors dumonde. Au contraire, si de ce monde elle se tient en effet aussi éloignée quepossible, par éducation autant que par inaptitude personnelle à se mouvoirentre les mailles du tissu social, c’est pourtant toujours lui qui gagne, etc’est bien dans son sillage que, bon gré mal gré, elle se range. 
Courageuse, débrouillarde,pudique comme une pucelle des anciens temps mais sensuelle sans le savoir,naïve à force d’être tenue à l’écart mais pas au point de rester inerte devantl’adversité, Fern porte sur ses épaules les symboles et les pratiques d’unmonde que l’Angleterre des années soixante vient peu à peu à éteindre. Aussi Les limites de l’enchantement apparaît-ilparfois comme une sorte de roman naturaliste, où perce une belle tendresse pourles êtres clos, généreux mais austères, d’une ruralité que l’on pourrait diremilitante si ses acteurs ne se contentaient pas simplement de vivre comme ilsl’entendent, arc-boutés sur une belle exigence de bravoure et d’orgueil.« La vieille Maman Cullen »,mère adoptive de Fern, lui transmet, par la seule expérience de la vie et sansjamais le lui dire, les grands et petits secrets de l’existence, ceux qui luiserviront aussi bien à reconnaître le sexe d’un enfant en écoutant le ventre dela mère qu’à se débrouiller des humains. « Elle était persuadée [que lesgens] faisaient ce qu’ils devaientfaire, se comportaient comme ils le devaient, et que les paroles n’avaientaucun impact réel sur le monde concret. Elle estimait que les gens parlaientsouvent à l’encontre de leur nature véritable, déclaraient une chose maisfaisaient l’inverse, affirmaient être ceci quand ils étaient en fait cela,et se leurraient au point de ne plus savoir s’ils étaient le lièvre ou le chiende meute. » Telle était Maman Cullen, vieille paysanne tenaillée parle secret et la hantise de la société ouverte – ici représentée par quelquesbougres sans destin et quelques arrivistes des temps nouveaux. « Le peu que tu sais, garde-le pour toi »,  enseigne-t-elle à Fern. Qui ne se fait pasprier. 
La grande réussite du roman, pardelà une écriture simple mais d’une belle ampleur, et pour ne rien dire desdialogues, toujours très justes, tient au personnage de Fern, dont Joyce décrità la perfection les hésitations et la progression à mesure qu’elle entre, nonseulement dans l’âge adulte, mais dans le changement de monde et de psychéauquel cet âge oblige. Ce qui hier encore était interdit à sa conscience, ouqui simplement se taisait à ses portes, y pénètre enfin, maintenant que MamanCullen est partie et que Fern n’a plus pour guide que le ressassement d’uneantique sagesse dont on voit mal comment elle pourrait résister au nouveaumonde. C’est dans cet entre-deux qu’habite Fern, livrée à elle-même, manipulée,doutant d’elle avant de se défier des autres, désireuse d’avancer de son proprepas autant que de marcher dans ceux de Maman Cullen – et nous la suivons, nous,à la trace, dans ses tentations et dans ses peurs, dans ses espoirs et parfoisses désirs. C’est un personnage comme il arrive qu’on en rencontre, toutd’âpreté rugueuse, de sauvagerie blessée et de candeur esquintée. De cespersonnages qui séduisent leur monde pour les mêmes raisons qu’ils se lemettent à dos, dans un  beau mouvementd’égale indifférence.
S’il y a de l’étrange dans ceroman, ce n’est donc pas au sens où l’entendent généralement les adeptes de lalittérature de genre, mais dans la grande habileté de l’auteur à faire serejoindre les songes d’une jeune fille simple et anonyme avec ce quel’existence a de plus tellurique. On a évoqué l’esprit de Dickens, et cettemanière de balancer entre le grave et le léger, ou plutôt de les amalgamer,d’en faire un seul et même instant de la conscience, cette façon aussi desonder ce qui se trame dans les dehors immédiats de la société, donne raison àla comparaison. Roman de la transition (entre deux mondes) et de latransmission (d’être à être), Les limitesde l’enchantement, loin de nous transporter sur quelque terre onirique,nous ramène aux articulations de la modernité naissante – dont il n’est pas ditque l’auteur approuve toutes les conséquences.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007 

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