Magazine Poésie

Immanquable

Par Deathpoe

Le centre-ville était encore relativement animé pour un lundi, du moins, tout relatif que ce soit.Peu à peu, les maisonnettes du marché de Noël avaient poussé comme des champignons et je traversai la place Saint Jacques pour aller à mon rendez-vous, encore une fois en avance. Il vient me chercher dans la salle d'attente et je n'hésite pas à croiser son regard, à lui lancer ce qui m'apparaît à la fois comme un défi et un appel à l'aide. J'aurai presque voulu lui broyer les os des doigts en lui serrant la main. Installé, je prends soin de remonter mes manches, en prenant mon temps pour les reboutonner, tout en le regardant droit dans les yeux. Je comprends mieux maintenant ce qu'il disais en évoquant la situation initiale de défi dans laquelle je débute chacune de nos rencontres.
"Comment vas-tu aujourd'hui? Pas très bien je crois.
-Ah, c'est nouveau, vous répondez à ma place maintenant?
-Non mais je crois discerner sur ton visage un certain mécontentement, de la tristesse, ou de la douleur.
-Voulez pas changer de disque un peu? J'essaie moi-même de varier en ne disant pas à chaque fois "j'ai mal gnagnagna" alors trouvez un peu autre chose aussi.
-On nest pas là pour faire dans l'originalité, tu sais. Si tu as mal, j'écouterai ta douleur, sans dire "oh celui-là il me casse les pieds à toujours avoir mal";
-Certainement, mais alors dites-moi que vous le pensez au moins.
-Pas du tout. Si tu acceptais de t'écouter un peu toi-même de temps en temps tu verrais que les gens ne vont pas à ton encontre comme tu pourrais le penser.
-Eh, je suis pas encore parano, que je sache.
-Effectivement. Mais du reste, tu va continuer sur ce ton de défi ou on peut commencer notre conversation?

Cela fait plusieurs semaines maintenant que je ne cherche plus à prendre à tous prix l'avantage. Je sais qu'il ne tire aucun intérêt, aucun plaisir, de me faire fermer ma gueule. Et je suis surtout totalement las de mes petits jeux.
"La douleur, et l'angoisse qui prend la forme de manque.
-De manque?
-Oui, je ne sais pas. Je suis incapable de définir la nature exacte de ce manque. Mais ça ressemble à un manque, et je sais de quoi je parle. Disons que j'ai envie de baiser et de boire. Mais ce n'est pas un manque, disons intellectuel d'alcool.
-Intellectuel, certainement pas
-Physique je voulais dire. Certainement un manque psychologique, mais enfin.
-Lié à quelque chose de récent en particulier?
-Je ne crois pas. Et ce n'est pas un manque de codéine, longtemps que je n'ai pas déconné avec. Alors je ne sais pas.
-Je vois. Mais ce manque, plus précisément cette envie de boire, tu ne crois pas qu'elle est liée à un manque, disons, humain?
-Et vous voilà reparti dans vos affaires...
-Mais oui. Tu disais l'autre jour tout faire pour ne plus t'attacher, ne plus vouloir ressentir de sentiments, alors que c'est en parfaite contradiction avec ta nature.
-Ouais je sais. Je suis quelqu'un de sensible et toutes ces conneries...
-Ce n'est pas les termes que j'aurai employés mais en gros, oui.
-Allez. Je n'ai pas envie d'en parler aujourd'hui. Je connais déjà vos réponses, autant qu'on ne tourne pas en rond.
-Très bien. Je sais que tu m'en parleras la prochaine fois de toutes manières.
-On verra.
-Alors, pourquoi est-ce que tu me sembles profondément seul et perdu aujourd'hui?
-Oh j'en sais rien, merde. De toutes manières, ça va, je contrôle. J'ai pas déconné depuis la dernière fois où j'ai foutu le bordel ici, c'est l'essentiel non?
-En un sens, c'est effectivement bien. Mais il ne faut certainement pas te contenir à ce point.
-Ouais.
-Sinon, le travail? Tu te souviens, je voulais la dernière fois que l'on revienne sur ton sentiment de réalité / d'irréalité lorsque tu es au travail.
-Oui, euh, je dirai que ça donne l'impression du irréalité palpable.
-Mais alors, c'est réel, ou non?
-Le décor est tellement absurde que oui, il est plus réaliste, je dirai. Beaucoup plus que se balader dans la rue. Tellement kafkaïen, les escaliers cachés, la marchandise, on ne voit pas la lumière du jour pendant plusieurs heures. C'est totalement volubile, en quelques sortes, et je m'y sens à ma place. Une partie du décor.
-Et toi?
-Quoi?
-Tu y es réel ou non?
-Je sais que j'ai un rôle à jouer. Je porte un masque qui me convient, et voilà.
-C'est sûr que pour quelqu'un de narcissique et qui aime avoir le contrôle, ça te va comme un gant, si tu me permets.
-Exactement. Un rôle voilà, je n'ai pas à être moi-même. Dans certains cas, le client est une femme à séduire, ou alors, ce n'est qu'un échange structuré, froid, sans rien de plus. Parfois, je me sens comme un dieu. Enfin j'exagère.
-Tu n'as pas à être toi-même? Quel toi-même?
-Question piège. J'en sais rien.
-Tu te retrouves avec ces clients?
-Oui, ce sont des échos instantanés. Et surtout, je n'ai pas à m'impliquer émotionellement.
-Hum, pourtant, si tu continues de brider tes sentiments et leur expression...
-Je sais. Par contre, une fois que je fais une erreur, c'est terminé. Je n'ai plus aucun moyen.
-Pourquoi?
-Je ne supporte pas de faire des erreurs.
-Ah oui?
-Ça vous étonne tant j'ai foiré de trucs ces derniers mois. Je ne supporte pas lorsque je n'en suis pas la source, lorsque l'erreur m'échappe totalement.
-Oui, bien sûr, toujours le contrôle. Que crois-tu qu'il va se passer maintenant?
-Je ne sais pas, vraiment. Autant avant, je savais qu'un jour ou l'autre tout allait finir par foirer. C'était très loin d'être ce que je souhaitais, mais je savais que tout devait malheureusement se terminer comme ça. J'ai cru que je parviendrai à l'empêcher. Maintenant, je crois, enfin j'ai l'espoir, au moins un once, que quelque chose de formidable va se passer. Cette même intuition qu'auparavant, vous voyez? Mais ce n'est qu'une intuition et, en attendant, la douleur et l'attente sont parfois insoutenables.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Deathpoe 179 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines