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Ce que nous avions sur le bout de la langue

Par Gerardciefi

Le baiser est un sujet aussi central qu’à part, qui se prête aussi peu aux discours scientifiques que des sujets empruntés à la théologie. Ouvrant sur une intériorité organique (c’est l’orifice qui permet d’atteindre le bouche, le pharynx, l’œsophage…), permettant de nouer contact avec les autres (la parole) ou même de se lier à lui (le baiser, donc), la bouche, et plus encore les lèvres, constituent le seuil de notre intimité la plus profonde, celle que nous offrons à l’être aimé ou que nous goûtons avec appétit.

Le baiser, d’abord

L’ultra-subjectivité qui est d’habitude le terrain d’élection du baiser tend, dans le dernier essai de Belinda Cannone (Le Baiser peut-être, Alma Editeur) à se muer en discours universel, au même titre que les œuvres que l’auteur convoque pour agrémenter sa réflexion (Rodin, Corrège, Labé, Doisneau…). S’il est possible de regretter le manque de densité (d’arguments ou d’exemples) de ce petit livre par rapport aux essais passés de Belinda Cannone (La Tentation de Pénélope, La Bêtise s’améliore, Le Sentiment d’imposture…), des louages s’imposent tout de même, qui tiennent en deux points. Le risque pris par l’auteur, d’abord, de prendre la parole en notre nom aussi (j’y reviendrai) sur un sujet qui, à bien des égards, peut s’avérer « casse-gueule », jonché qu’il est entre des propos scientifiques contestables (mécanique de l’étreinte et de la reproduction, génétique…) et un subjectivisme fondamentalement éloigné du discours critique et de la forme de l’essai. Ensuite, la grande qualité de ce texte tient en une forme adaptée à un sujet aussi complexe. Belinda Cannone décèle très rapidement quelque chose d’irréductible à tous les commentaires sur le baiser. Alors, comme à son habitude, l’essai devient une manière d’explorer, d’examiner tout ce que le sujet peut charrier avec lui. Aucune conclusion péremptoire, donc, et chacun des dix-huit courts chapitres sert à titiller notre curiosité. Oui, encore une fois, Belinda Cannone nous a gratifié d’un « essai de penser » : qu’il est doux de se laisser alors prendre par la main, de toucher la beauté de l’intelligence, où l’érotisme côtoie la raison, où chaque moment de la réflexion est une tentative pour lier le corps et l’esprit, contre ceux qui tentent malicieusement de les séparer. Car le baiser est autant un geste culturel, voire artistique, qu’une attraction chimique des corps ; c’est autant l’expression d’un sentiment, le plaisir d’une sensation physique et intime, que le résultat d’une volonté disons… cérébrale. Le baiser est arme du désir, chimère adorable de la raison et des sentiments. Tout ce qu’écrit Belinda Cannone, nous l’avions, c’est certain, sur le bout de la langue. Encore fallait-il le mettre en écriture. Cette mission incombe alors non aux critiques ou aux théoriciens, mais bien à l’écrivain. S’ils s’attaquent à des questions de société, de politique ou de psychologie, les essais de Belinda Cannone sont avant tout littéraires. Ecrits, malins, joueurs, affleurant parfois à la fiction. En éclatant sa propre parole en trois voix (celle de la narratrice, celle de son fiancé et celle de son amie… Belinda), elle cherche à éviter le conformisme et l’unilatéralisme (la bêtise) pour faire entrer le lecteur dans la danse (un tango, si possible), et nous rappelle tout ce que la littérature peut réunir en son sein (comme pouvaient le penser Voltaire ou Diderot) au-delà des histoires ou des questions qu’elle a (trop) tendance à poser à son (trop) petit nombril.

Embrasser une œuvre

Familier de l’œuvre de Belinda Cannone, ce que je trouve le plus intéressant dans son écriture est que la volonté de dialogue qu’elle exprime (pour ne pas enfermer le sujet dans une voie d’interprétation – bêtise ! – mais aussi pour continuellement s’émerveiller du monde) se retrouve dans chaque moment de son œuvre. A la manière de certains écrits journalistiques de François Mauriac (j’en reparlerai à l’occasion), elle converse ainsi avec soi-même, avec l’autre et avec le monde.

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Entre les lignes de l’essai, les discussions engagées dans d’autres textes sont continuées, par des références ponctuelles qui donnent l’impression double de l’ouverture et de la cohérence. Au fil des pages sont disséminés des renvois à des romans (les renards, les sons et les images d’Entre les bruits) ou à tous les essais passés : le conformisme (La Bêtise s’améliore), le désir (L’Ecriture du désir) ou encore l’identité (La Tentation de Pénélope). Aucun essai n’est donc fermé : il est soumis à reprises et à continuations. A discussion. C’est, là encore, une façon d’être en phase avec son sujet : le baiser est une affaire qui engage deux êtres, qui suppose une perte momentanée de soi, retrouvée dans le contact avec l’autre. L’essai, on le croit trop souvent, impose ses idées que le lecteur acceptera ou non. Ici, c’est une proposition, un appel à la réflexion pour atteindre un secret commun (l’humanité ?), à prendre la mesure de ce qui fait que, au-delà des peines, des crises et autres blessures de la vie, nous apprécions tant l’existence. Il est bon, parfois, de nous montrer ce qui se cache derrière la morosité ambiante : qu’il nous soit susurré à l’oreille, déposé sur la joue, dans le cou ou sur les lèvres.

De l’eau au moulin : le dégoût des bisous

Puisque que nous sommes appelés à « participer » à l’essai de penser de Belinda Cannone, je me permets de venir ajouter de l’eau à son moulin, sous la forme de quelques souvenirs. Oui, le baiser est « à part » : il ne se partage pas avec n’importe qui ou dans n’importe quelle situation.

Souvenir 1 : Je dois avoir douze ou treize ans. Comme tous mes camarades, je cherche la compagnie d’une petite amie afin de faire l’expérience d’un flirt disons plus sexué que les seuls « bécotages » de la maternelle et de l’école primaire. L’occasion se présente à moi assez vite, mais dès le premier baiser, réalisé en cachette dans un des couloirs du collège, je décide de ne plus fréquenter la jeune fille avec qui je viens de le partager. Trop dépendant de conventions qui pesaient alors lourdement sur mes épaules (il faut avoir une petite amie pour exister), le baiser m’a paradoxalement servi à briser l’apparat d’une « chose à faire » pour me rendre compte que derrière il y avait une personne que je ne désirais pas. Je m’en suis voulu autant qu’un adolescent peut avoir de véritables remords. Il m’arrive, encore aujourd’hui, de croiser la personne à qui j’ai fait ce « mauvais coup » : elle est vendeuse dans l’une des librairies que je fréquente. Je continue de feindre une perte de mémoire pour ne pas affronter le moment où nous partagerons quelques souvenirs et où je serai obligé d’avouer à cette femme charmante et polie qu’elle restera toujours pour moi quelque chose comme un mauvais goût dans la bouche.

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Souvenirs 2 et 3 : Je lie ici deux souvenirs qui, à mon sens, résultent d’un même rapport au baiser et au désir. Le premier se déroule au cours d’un long été passé dans le Gard, peu de temps après mon rapport primitif au dégoût des embrassades. Je dois avoir quatorze ans et la fille qui devait être la victime de mes agissements environ dix-sept. Le second souvenir est plus tardif : je suis déjà entré au lycée. Tous les deux se concluent comme le premier, par un baiser-rupture. Si je réunis ces deux moments, c’est qu’ils se rejoignent dans une même illusion, là encore brisée par le seul contact des lèvres (et des langues) : la sexualité. Je crois que dans les deux cas (les deux jeunes filles étaient entreprenantes), j’étais prêt à accepter un rapport sexuel. Les embrasser était, par contre, au dessus de mes forces (ou plutôt en dehors de mon désir). A la décharge de la seconde, j’étais déjà fou amoureux de celle qui deviendra plus tard ma femme. Dans les dégoûts puis refus (j’ai toujours rompu directement après le premier baiser, ce qui a offert à mon adolescence quelques relations expéditives), il y avait quelque chose de l’exclusivité. Le baiser appartenait au domaine du désir et de l’amour (des certitudes inavouées), alors que le sexe était un terrain d’expérimentation. C’est le contact des autres lèvres qui me rendait tout cela beaucoup plus conscient. Si j’avais commencé par caresser un sein ou par risquer une main dans la poche de mes petites amies, ma compréhension aurait été certainement beaucoup plus longue.



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