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Contre l’immersion

Publié le 26 février 2008 par Gregory71

L’immersion est devenue une vulgate des arts numériques. Un certain nombre de lieux de diffusion mais aussi d’artistes mettent en avant la capacité immersive des nouveaux médias qui serait l’objectif à atteindre: immerger le public dans l’oeuvre.
Ce concept n’est pas nouveau, il est apparu à la fin des années 80 et début des années 90 pour désigner le sentiment esthétique de la réalité virtuelle chez Howard Reingold, Pierre Lévy, Philippe Quéau, Paul Virilio et beaucoup d’autres. Il y a 10 ans, j’en avais mené une critique détaillée en montrant combien il se fondait sur une conception wagnérienne de l’oeuvre d’art, combien son approche restait théorique et ne pouvait pas correspondre à l’expérience et à la genèse du sensible.

Le succès actuel du mot “immersion” doit nous mener à réfléchir à la théorie esthétique souvent implicite dans son usage. Faisant référence à l’élément liquide, l’immersion consisterait à pouvoir entrer de part en part dans une oeuvre d’art et à ainsi perdre le sentiment des limites, du simulacre, du semblant qui règne habituellement dans la mimésis. Or, cette conception suppose que la perception peut ainsi s’immerger, c’est-à-dire faire abstraction d’un reste qui est à la marge, qu’on appelle celui-ci cadre, montage, hors-champ, haptique du visible, etc. L’immersion n’est pas un concept au sens strict du terme mais un affect qui repose sur un désir d’absolu: faire fusionner le percevant et le perceptible, trouver (enfin) l’accord esthétique nous faisant perdre le doute de ce qui nous entoure, se délivrer (enfin) du recul, de la distance, de l’écart qui semble insister au coeur même de l’esthétique.

Il faudrait démontrer, ce qui n’est l’objet ici, que la perception ne fonctionne qu’au jeu de cet écart, de cette distanciation, de ce dédoublement d’elle-même, dans un aller et retour entre ce que nous percevons et une certaine prise (plutôt que conscience) de ces moments de perception. C’est le fameux “J’y étais (donc je n’y suis plus)” du cinéma, infime frisson ressemblant à celui qui s’enfonce à peine dans un sommeil nocturne. On pourrait penser qu’une grande part de l’histoire de l’art fonctionne au redoublement de ce redoublement esthétique: le cadre doré si surchargé qu’il ne peut se laisser oublier et que sa dorure vient illuminer l’image picturale ou encore la salle de cinéma obscure qui dans un écart nous donne à sentir le peuple qui est là et qui s’absente, devant les images mouvantes.

En ce sens, les arts numériques font parfois preuve d’une certaine naïveté que l’art visuel contemporain peut lui reprocher: croire que la perception peut être identique à elle-même, qu’elle peut être une perception totale, immergée. Mais c’est une version spectaculaire de ce que nous percevons, une version qui ne fera pas le poids par rapport à une autre naïveté, celle des industries culturelles disposant de moyens économiques sans commune mesure avec ceux laissés à la production artistique. Mais là encore l’immersion fait défaut, regardez Time Square et son fantasme d’image totale. Dans ce quartier de Manhattan, on ne voit que les bords, on est déstabilisé bien sûr par la disjonction entre les repères spatiaux de l’architecture, de la rue et des écrans, mais ce trouble ne signale pas une immersion dans l’image, plutôt que notre perception passe constamment du macro au microscopique, d’un bord à un autre bord, d’un lieu à un autre lieu, plus encore que notre perception finalement n’est que fonction de ces déplacements qui produisent des différences d’intensités et que ce qui est perçu ce sont justement ces différences là, pas quelque chose en soi, une image, un pan de mur, que sais-je encore, mais plutôt un passage. C’est pourquoi l’immersion se fonce sur une conception erronée de l’esthétique et qu’elle ne peut donc que décevoir (la réalité virtuelle et ses descendants) ou imposer (Granulas synthesis par exemple), c’est-à-dire oublier que l’oeuvre ne fonctionne qu’en ménageant une place vacante à celui qui n’est pas encore là mais qui viendra, à cet étranger donc, qu’est le spectateur. Sans cette mise en blanc, la perception se résume à des stimulus.


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