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C.Goossens - Transparence financière et gouvernance d'entreprise, les effets pervers de l'inflation réglementaire

Publié le 05 décembre 2011 par Objectifliberte

Faute de temps pour alimenter Ob'Lib' en ce moment, je poursuis mon travail de résurrection des pépites du défunt Institut Hayek. Aujourd'hui, une envolée théorique magistrale sur la perversité de l'inflation réglementaire en matière d'information financière.

Ce texte est la transcription d'un exposé de M. Christophe Goossens, avocat au barreau de Bruxelles, délivré en 2004 dans la cadre des séminaires organisés par les instituts Turgot et Hayek

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A propos de l'affaire ENRON : Transparence financière et gouvernance d'entreprise, les effets pervers de l'inflation réglementaire

Déjeuner du Sablon (Bruxelles) - 7 Juillet, 2004 - Christophe GOOSSENS


Il y a un point commun entre les scandales financiers qui ont défrayé l'actualité (Enron, Worldcom, Parmalat ; en Belgique, il y a eu l'affaire Lernout & Hauspie) : c'est que les sociétés concernées n'ont pas nécessairement accompli, en tant que telles, des opérations frauduleuses ou illicites ; leurs activités commerciales étaient licites mais déficitaires. Là où elles ont violé la loi, c'est dans la manière dont elles ont présenté leur situation patrimoniale. Plutôt que de révéler le mauvais état de leurs affaires, elles ont accompli certaines opérations soit à la limite de la légalité, soit carrément illégales en vue de dissimuler leurs mauvais résultats financiers. La fraude n'est pas dans la nature des opérations réalisées par ces sociétés, mais dans la manière dont elles sont révélées au marché. C'est le point commun de ces affaires, c'est là qu'on doit s'interroger : elles font apparaître qu'il existe une pratique, plus ou moins répandue, du mensonge pur et simple dans l'information financière et du trucage des comptes.


Ingénierie comptable
En deçà de cette pratique illicite du mensonge pur et simple, qui - on l'espère - est l'exception, les marchés financiers ont suscité une autre pratique, beaucoup plus discrète et beaucoup moins critiquable : celle de l'ingénierie comptable. Ce métier consiste à chercher à améliorer l'image comptable, l'image financière et la présentation financière des résultats d'une société dans le but de donner l'impression au marché que ses profits sont les plus élevés possibles. Cette pratique est tout à fait licite compte tenu de l'état actuel du droit - je vais revenir tout à l'heure sur la question de « qui fait la norme ? » -, et elle est d'ailleurs normale. Si une entreprise ne pratique pas l'ingénierie comptable, elle est désavantagées par rapport à ses concurrentes qui le font. Pour le moment, toutes les sociétés sont donc prises entre deux contraintes : d'une part, elles doivent respecter la loi, de l'autre, elles sont obligées d'essayer de présenter leur situation financière de la manière la plus favorable possible, même si cela ne correspond pas à une véritable réalité économique. Les scandales financiers sont donc la partie émergée de l'iceberg - celle où il y a eu illégalité - ; il y a aussi toute une pratique licite des marchés financiers qui consiste à améliorer la présentation financière de leurs comptes par rapport à la réalité de l'entreprise.
Henri Lepage a très bien présenté mon sujet, puisque c'est vraiment la question de « qui fait la norme ? ». Cadrons le sujet : il s'agit de déterminer comment se produit l'information financière des sociétés cotées en bourse. Je ne parlerai donc pas des sociétés prises isolément ou non cotées en bourse, qui sont également soumises à des règles de publicité obéissant à un tout autre but que l'information financière.
Pour pouvoir bien présenter cette question, je vous parlerai de l'information financière sous trois angles. D'abord, sous l'angle de son objectif, puis de ses déterminants, enfin de ses acteurs.
Objectifs de l'information financière
L'information financière, c'est essentiellement la description en chiffres de l'état patrimonial d'une société et de ses filiales. Bien sûr, d'autres informations que les purs résultats comptables sont données par les entreprises au marché : conclusion d'un contrat de partenariat, lancement d'un nouveau produit, acquisition d'une entreprise, etc. Mais c'est sur la seule base des comptes que l'investisseur est censé prendre une décision éclairée ; la publication de ces comptes a pour but de le mettre en mesure de constater quels sont les véritables résultats de l'entreprise. On le voit d'ailleurs lors de la publication des résultats des sociétés cotées : le marché réagit instantanément à cette publication, faisant varier le cours de l'action en fonction de l'anticipation des résultats : à la baisse si l'on est déçu, à la hausse si l'on est agréablement surpris. Il suffit que les comptes publiés donnent une image un peu meilleure grâce à l'une ou l'autre technique d'ingénierie financière pour que cela se reflète dans le cours dès la publication des résultats. L'information financière est donc la clé qui permet à l'investisseur de prendre ses décisions.
L'information financière peut être conçue comme un produit : elle peut être bonne ou moins bonne, selon qu'elle donne à l'investisseur une idée claire ou non de l'état patrimonial et des résultats réels de l'entreprise. La question est : comment la qualité de ce produit est-elle déterminée et quel devrait être le rôle de l'Etat dans sa production pour qu'elle soit optimale ?
Déterminants
Le premier déterminant de l'information financière est à mon avis la norme comptable, c'est-à-dire le langage de l'information financière. C'est en fonction de la norme comptable que les opérations et le patrimoine des entreprises sont présentés dans les comptes qu'elles publient. Il se pose en pratique une foule de questions auxquelles il faut répondre pour établir les comptes. Quel critère faut-il adopter pour la durée des amortissements ? Comment faut-il comptabiliser les immobilisations financières, les produits dérivés ? Comment présenter les résultats de change ? Comment convertir les placements libellés en devises étrangères dans la monnaie des comptes de l'entreprise ? Quel est le périmètre de consolidation ? Une société doit-elle porter un avoir à l'actif si elle en a la propriété juridique mais que tous les risques  et tous les bénéfices ont été transférés à un tiers ? C'est lorsque la réponse à ces questions est floue qu'intervient l'ingénierie financière : la marge de manœuvre donnée aux acteurs leur permet alors de choisir systématiquement la présentation la plus favorable possible.
Le second déterminant, c'est la motivation des acteurs à donner une information correcte, ou en d'autres termes, la sanction de l'information financière incorrecte. Première question : quelles sont les conséquences d'un mensonge ou d'un trucage des comptes ? La sanction des fraudes relève de la criminalité financière classique, au même titre que l'escroquerie ou l'abus de bien sociaux. Cette question n'est pas spécifique à la matière de l'information financière : il se trouvera toujours des voleurs et des escrocs auxquels il faut répondre par la répression pénale. Je n'en dirai donc pas plus. Mais le problème de la sanction se pose à un autre niveau : comment faut-il réagir face à l'ingénierie comptable, face à des informations financières qui restent dans le cadre de la légalité, mais qui jouent sur les zones d'ombre des normes comptables pour présenter l'entreprise de manière plus favorable qu'elle n'est ? A ce niveau, le constat est accablant : il n'y a aucune sanction, ni pénale, ni civile, à ce type de pratique et nous verrons tout à l'heure que l'effet de la surréglementation comptable est d'entraver la sanction du marché. Les acteurs n'ont donc aucune raison de donner la meilleure information financière ; compte tenu de la concurrence, ils ont au contraire intérêt à systématiquement donner une mauvaise information pour surévaluer leurs résultats - dans les limites de la légalité.
Les acteurs de l'information financière
Faut-il blâmer les multinationales égoïstes ? Faut-il accuser le capitalisme qui ne s'intéresse qu'aux profits des gros actionnaires ? Faut-il encore et toujours réglementer, dans l'illusion de supprimer toutes les zones d'ombre, toutes les imprécisions des normes comptables ? Je ne le crois pas. A mon avis, cet effet pervers est bien au contraire le résultat d'une intervention excessive de l'Etat - ou des Etats - dans la détermination de l'information financière. Je vais tenter de le démontrer en décryptant le processus de production de l'information financière au travers de ses acteurs et de leurs motivations.
L'information financière est le résultat d'une interaction entre quatre acteurs : deux acteurs directs, et deux acteurs indirects.
D'abord l'entreprise elle-même, que j'entends non pas comme une entité abstraite, mais un ensemble d'individus, c'est-à-dire des dirigeants actifs, des cadres supérieurs, des administrateurs et des actionnaires de référence qui, par leur position privilégiée, disposent d'informations dont l'investisseur ordinaire ne dispose pas. Ce sont les producteurs de l'information financière, c'est-à-dire qu'en définitive, ce sont eux qui décident quelles informations vont passer dans le marché. Ils connaissent l'état réel de l'entreprise et leur intérêt est de présenter l'information de la façon la plus favorable : l'actionnaire de référence, parce que le cours de l'action en dépend, et les dirigeants actifs et administrateurs, parce qu'ils doivent leur position aux actionnaires de référence. L'entreprise est donc dans la situation d'un vendeur de produit.
Deuxième acteur direct : l'investisseur, l'actionnaire ordinaire. Epargnant, mais aussi investisseur institutionnel, fonds de pension, compagnie d'assurance, etc.. Il est le consommateur de l'information financière, c'est lui qui en a besoin pour prendre ses décisions et c'est lui aussi qui en supporte les coûts puisque l'information financière est produite selon un processus qui est payé par l'entreprise, c'est-à-dire par ses actionnaires. Il est donc acheteur de l'information.
Il y a ensuite les acteurs indirects. D'abord, les intermédiaires : médias, analystes, conseillers financiers, etc. Ils jouent un rôle crucial dans la diffusion de l'information vers les actionnaires. Dans un marché libre, ils devraient donc détecter les procédés d'ingénierie comptable mis en place par les entreprises, mais nous verrons dans quelques minutes pourquoi la surréglementation comptable entrave ce processus naturel de contrôle du marché sur la qualité des produits offerts.
Enfin, dernier acteur indirect : l'auditeur des comptes ou réviseur d'entreprises, qui a un rôle capital. Que fait le réviseur ? C'est une autorité de certification qui joue le rôle de courroie de transmission entre l'entreprise et les investisseurs.
Qui fait quoi ?
L'auditeur certifie les comptes et va donner le crédit et la confiance qu'exige le marché sur les comptes des entreprises, sur l'information financière. Il n'y a plus aujourd'hui que quatre « majors » qui se partagent le marché mondial, les « big four » : Ernst & Young, KPMG, Deloitte & Touch et PriceWaterhouseCoopers. Le but de l'audit des comptes est de donner confiance à l'investisseur et la qualité de l'auditeur est donc d'être connu de tous. Les investisseurs ont besoin d'un nom suffisamment connu, suffisamment bien établi sur la place pour donner cette confiance essentielle sur l'information financière publiée.
D'où ce processus de concentration : les auditeurs locaux ne certifieront pas les comptes d'une société d'importance significative car l'investisseur étranger a besoin d'un nom qu'il connaît et qui lui donne une garantie de qualité. Pour que le certificat de l'auditeur puisse créer cette confiance nécessaire à l'investisseur, il faut qu'il soit indépendant de l'entreprise dont il certifie les comptes et qu'il respecte une certaine déontologie. A nouveau, on trouve des escrocs parmi les auditeurs comme dans toutes les professions, mais on sort alors du processus normal de transmission de l'information financière. En dehors de cette hypothèse marginale, que fait un auditeur ? Il certifie par le biais de certaines procédures de contrôle que les comptes qui lui sont soumis respectent les normes comptables qui leur sont applicables. Il s'agit d'un contrôle de légalité formelle : "voilà, les comptes tels qu'ils me sont présentés, à mon avis, respectent la loi". C'est un contrôle a priori.
Les auditeurs s'occupent du contenu, mais ce qu'ils ne certifient pas, c'est que les comptes représentent une véritable réalité économique, qu'il s'agit d'une « bonne » information financière pour l'investisseur ; ils certifient que les comptes respectent la loi, le droit comptable. En dépit de leur rôle de conseiller, qui les amène d'ailleurs à s'occuper de beaucoup d'autres sujets que l'information financière, le rôle ultime du réviseur reste de s'engager sur la validité légale des comptes qu'on leur présente (avec d'ailleurs certaines réserves). Cela apparaît clairement lorsqu'on analyse leurs responsabilités - et donc leurs motivations. D'une part, tant que les normes comptables ne sont pas violées, l'auditeur n'engage pas sa responsabilité. Il peut se reposer sur le fait que les comptes ont été établis dans le respect des normes : que pourrait-on leur reprocher ? D'autre part, étant choisis par les entreprises et leurs dirigeants, ils essaient dans toute la mesure du possible de satisfaire à leurs exigences, dont, comme on l'a dit, celle de présenter les comptes de la manière la plus favorable possible. L'auditeur joue donc un rôle crucial de garantie de la légalité, de respect des normes comptables : l'investisseur est censé pouvoir tenir pour acquis, lorsque les comptes sont certifiés, qu'ils sont conformes aux normes. Mais pas plus que cela.
Quel est le rôle de l'Etat (au sens large, y compris l'Union européenne) dans tout cela ? D'une part, il produit ou rend obligatoire les normes comptables, de l'autre, comme on l'a dit, il sanctionne les fraudes et les escroqueries dans les comptes, il sanctionne l'illégalité. Il ne joue en revanche aucun rôle lorsque les comptes sont conformes aux normes comptables. L'investisseur, abusé par des comptes un peu trop « sexy » sans toutefois être illégaux, ne pourra s'en prendre qu'à lui-même et ne pourra demander d'indemnité ni à l'entreprise, ni à l'auditeur, ni à personne d'autre.
Les systèmes juridiques, actuellement, ne sanctionnent donc que la contrariété aux normes comptables formelles, tandis que les producteurs de l'information financières ont intérêt, dans cette limite de légalité, à produire une information financière de la plus « mauvaise » qualité qui soit. Le résultat, c'est l'ingénierie comptable et la faible qualité de l'information.
Après cette analyse du processus de production de l'information financière, venons-en aux causes et à une ébauche de solution.
La cause principale, à mon avis, tient dans la manière dont les normes comptables sont définies. La norme comptable, comme on l'a dit, est le langage de l'information financière et elle est à ce titre le premier déterminant de la qualité de cette information. Au même titre que l'information financière elle-même, je crois que la norme comptable est un produit qui peut être de bonne ou de moins bonne qualité. De bonnes normes comptables donneront une information de bonne qualité, et inversement de mauvaises normes pourront donner une image opaque ou trompeuse de l'entreprise.
Histoire des normes actuelles
D'où viennent les normes comptables actuellement appliquées ? Il faut faire un petit détour historique pour le comprendre.
Aux débuts du capitalisme, les normes comptables étaient produites par les corporations professionnelles d'experts-comptables et d'auditeurs, sur la base de l'expérience et des usages. Ces normes étaient imprécises, les comptes des entreprises étaient difficilement comparables et l'information d'assez mauvaise qualité.
A la faveur du développement du capitalisme, et des exigences de comparabilité des sociétés cotées en bourse, un mouvement d'harmonisation comptable a eu lieu, d'abord aux Etats-Unis sous l'influence de la SEC, puis en Europe. L'harmonisation comptable s'est d'abord produite souplement, sous l'influence des corporations professionnelles : des principes directeurs étaient fixés, mais de nombreux cas d'application étaient laissés à l'appréciation des entreprises et des professionnels. Il y avait des nuances entre les approches « anglo-saxonnes » et « continentales », la première laissant une plus grande autonomie aux entreprises, la seconde étant davantage axée sur la réglementation, mais dans l'ensemble, le droit comptable n'était pas trop réglementé.
Des organismes de concertations entre les pouvoirs publics et les ordres professionnels ont vu le jour pour régler les nombreuses questions que posait la pratique, et leurs avis, bien que centralisés, n'avaient pas de force contraignante : en Belgique,  la Commission des Normes comptables ; aux USA, il y a le Financial Account Standards Board ; dans de nombreux pays, ces organes de concertation sont chargés de réfléchir aux situations que les comptables n'avaient pas envisagées, de décrire le mode de comptabilisation, de manière informelle, sous forme de recommandation, des opérations auxquelles on n'avait pas pensé auparavant.
Ce mécanisme de production de recommandations non contraignantes a très vite débordé son rôle initial qui était de permettre la concertation entre professionnels et la recommandation de principes non contraignants car ces recommandations sont devenues quasi-contraignantes. En réalité, au stade actuel, les normes de droit comptable se trouvent dans des lois  et des réglementations mais aussi dans les recommandations d'organes de concertation qui comblent les trous, de manière quasiment contraignante. L'Etat, représenté par ses fonctionnaires, joue souvent un rôle important dans ces organes.
Parallèlement à cela, c'est la troisième étape, on assiste à un mouvement de concentration du produit « droit comptable » par le biais d'une harmonisation européenne et mondiale du droit comptable. Un organisme international comprenant des représentants des professions comptables, dénommé l'International Accounting Standards Board (IASB, anciennement dénommé IASC), a établi de longue date des recommandations de normes comptables internationales (International Financial Reporting Standards, ou IFRS, anciennement dénommées IAS), et l'Union européenne a donné force de loi à ces normes comptables par le biais de règlements européens de 2002 et 2003. Les normes comptables applicables à l'information financière des sociétés cotées dans toute l'UE sont donc unifiées sous la forme d'un code très réglementé, très précis, ultra détaillé dans toutes ses composantes. Aux Etats-Unis, les règles des marchés financiers sont si contraignantes que les normes comptables sont de facto harmonisées. Les professions comptables ont joué un rôle important dans la détermination des normes comptables, et celles-ci sont de bonne qualité, mais leur caractère très précis et détaillé fait en sorte qu'il reste peu de marge de manœuvre aux entreprises dans la définition des normes dont elles font application.
Une qualité de l'information financière en chute libre
Voilà donc la réponse des Etats à la mondialisation des marchés financiers et à l'ingénierie comptable : aller vers le haut, réglementer, centraliser, préciser, détailler.
Les résultats de cette centralisation et de cette sur-réglementation sont catastrophiques sur la qualité de l'information financière et contraires au but recherché. Rappelons-nous les déterminants de l'information financière : d'abord, la qualité de la norme ; ensuite la motivation des acteurs à donner une bonne information.
Au niveau de la qualité de la norme, la centralisation a un effet de monopole sur le produit « normes comptables ». Cela signifie d'une part que les acteurs individuels ne peuvent plus adopter des normes différentes de la réglementation harmonisée par l'IASB et l'Union européenne. Autrement dit, si l'on voit un trou ou une imprécision dans une norme, on ne doit pas et on ne peut pas s'en affranchir (sauf si la possibilité de s'en affranchir est prévue par la norme elle-même). Comment, dans ces conditions, le marché pourrait-il sanctionner les entreprises ayant fait application de normes inadaptées à leur cas puisque ces normes sont obligatoires et centralisées ? Or la sanction du marché, en cas d'inadaptation d'un produit, reste le meilleur incitant à l'amélioration de sa qualité. Pour le dire autrement, il n'y a aucune raison que l'Etat, ou que des organismes de concertation quelconques, comprennent mieux les besoins et les demandes des investisseurs que les investisseurs eux-mêmes.
Jusqu'ici, je suis d'ailleurs parti du postulat que l'investisseur avait intérêt à recevoir une information de bonne qualité. Mais on pourrait aussi renverser le raisonnement : la qualité de l'information ayant un coût pour les entreprises, et donc pour les investisseurs, est-on bien certain que les investisseurs souhaitent assumer les coûts de l'information qu'on leur impose ? En d'autres termes, les normes imposées par les Etats ne sont-elles pas de trop bonne qualité en ce sens qu'elles impliquent un coûteux travail d'interprétation et de contrôle interne que les entreprises ne fourniraient pas dans un marché totalement libre - parce que les investisseurs ne l'exigeraient pas ? Il est impossible de le savoir tant que les normes sont imposées par le haut.
Autre effet lié à la centralisation des normes, le destinataire de l'information, l'investisseur, risque d'être déresponsabilisé par la garantie donnée par l'Etat sur la qualité des normes appliquées. Se pose-t-on la question, lorsqu'on achète des actions, si les règles comptables appliquées par l'entreprise sont bonnes ou mauvaises ? Bien sûr que non, dès que l'on pense que la loi a été respectée, on part du principe que l'information financière doit être valable, et on ne s'interroge plus sur la qualité du langage traduisant cette information. Les normes comptables sortent du marché, il n'y a donc plus d'incitant - hors l'Etat - de les améliorer.
D'autre part, au niveau de la motivation des producteurs de l'information, des normes centralisées et détaillées sont déresponsabilisantes et n'incitent en rien les entreprises et les auditeurs à donner une information de bonne qualité, au-delà du respect formel des normes. En effet, ils sont protégés par les normes, au détriment des investisseurs, puisqu'ils n'engagent leur responsabilité que si les comptes leur sont contraires : plus les normes sont précises, plus ils peuvent couvrir leur responsabilité. La sécurité que l'on donne ainsi aux entreprises et aux auditeurs leur laisse donc, paradoxalement, toute latitude pour tirer avantage des zones d'ombres des normes et pour en violer l'esprit tout en en respectant la lettre. Ils ne risquent aucune sanction dans un tel cas.
Enfin, il est illusoire de croire que la réglementation permettra de couvrir toutes les situations et donc d'éviter tous les abus. Il est impossible de tout couvrir et l'imagination n'a pas de limites. Les processus de modification des normes comptables sont d'ailleurs très lents lorsque ces normes sont centralisées, et beaucoup trop de temps s'écoule entre le moment où on s'aperçoit d'une inadéquation des normes et leur adaptation à la réalité.
Une réponse alternative : le couple liberté-responsabilité

La réglementation est donc, pour les normes comptables comme dans de nombreux domaines, la plus mauvaise réponse que l'on puisse donner pour améliorer la qualité de l'information financière. Que faut-il faire, alors, si l'on ne peut pas réglementer ? Comment satisfaire les besoins des investisseurs ?
Je crois qu'il y a une réponse libérale à cette question. A mon avis, on prend le problème par le mauvais bout. Des deux déterminants de l'information financière, on se préoccupe du premier - la norme - mais pas du second - la motivation - alors qu'il faudrait faire l'inverse : laisser le choix de la norme, mais donner un incitant puissant à ce qu'elle soit de bonne qualité, et qu'elle soit respectée. Quelques mots d'explication sur cette suggestion.
Elle suppose qu'on définisse, par la loi, l'objectif général de l'information financière : refléter le plus fidèlement possible le patrimoine et les résultats de l'entreprise. Une fois que cet objectif général est défini, on peut laisser aux entreprises le soin de définir elles-mêmes les normes de droit comptable qu'elles vont appliquer, en concertation, bien sûr, comme actuellement, avec leur auditeur. En d'autres termes, les normes comptables ne sont plus l'affaire de l'Etat ; son rôle, c'est uniquement de définir l'objectif de transparence de l'information financière ; les normes comptables deviennent un des produits « vendus » par les sociétés cotées, en collaboration avec leurs auditeurs.
Comment assurer que ces normes seront de bonne qualité et qu'elles permettront une comparabilité suffisante entre les résultats des différentes entreprises ? A mon avis, toute vente suppose une responsabilité du vendeur : il doit être transparent quant aux caractéristiques de son produit ou à défaut, assumer ses responsabilités vis-à-vis de l'acheteur. Si l'on permet la liberté de choix des normes comptables, il faut s'assurer que le producteur de ces normes donnera une information suffisante sur le contenu de ces normes. L'auditeur pourrait être mis à contribution si on lui fait assumer la responsabilité des normes applicables à l'information financière qu'il certifie : il n'y a pas de liberté sans responsabilité.
En pratique, la conséquence certaine d'un tel système de responsabilité serait que les marchés financiers exigeront la publication, par chacun des quatre « majors » de l'audit, du « code » des normes comptables dont ils veulent faire application. Dans l'essentiel, ce code sera le même partout. Mais dans tous les cas douteux, les auditeurs veilleront à ce que les normes appliquées soient publiées, de manière à couvrir leur responsabilité. On n'imagine pas, dans un tel système, que le directeur financier d'une entreprise propose à son auditeur de profiter des lacunes du « code » établi par l'auditeur lui-même et que celui-ci certifie néanmoins les comptes. Si l'auditeur s'aperçoit que son code comporte des lacunes, il devra au contraire réagir en publiant de nouvelles normes pour combler les trous, sous peine de voir sa responsabilité engagée vis-à-vis de l'actionnaire. Autant dire que l'auditeur cherchera systématiquement à limiter ses risques, désamorçant ainsi les pratiques d'ingénierie financière qui nuisent à la qualité de l'information.
Autre avantage de la solution libérale : elle met les auditeurs en concurrence quant à la qualité des normes comptables qu'ils appliquent et assure donc une évolution souple et rapide de ces normes, en fonction des réalités de l'entreprise, des besoins des investisseurs et de leur volonté d'assumer les coûts de l'application des normes. Chacun cherchant à créer les meilleures normes possibles, on devrait aboutir par l'expérience, par essais successifs, par petites touches, à un droit comptable qui sera un produit de bien meilleure qualité qu'il ne l'est actuellement où il est ultra-centralisé au niveau supranational. C'est un peu la théorie hayékienne de la création du droit : laissons faire les traditions et les individus, sans ingérence excessive, contentons-nous de sanctionner les abus clairement identifiés, et voyons ce qu'il en sort. Même si l'on ne comprend pas toujours la rationalité d'une règle, l'expérience qui a permis son émergence devrait nous inciter à l'humilité et à la prudence.

Conclusion: incentives matter

Pour conclure je répondrai à une question qui m'a été posée. L'un d'entre vous m'a demandé, « quand l'auditeur serait-il responsables vis-à-vis des actionnaires ? ». Ma réponse est qu'il serait responsable dans l'hypothèse où il a certifié des comptes qui appliquent une règle qu'il n'a pas publiée et qui s'avère inadéquate, ou s'il ne respecte pas ses propres règles. Prenons un exemple : on se trouve devant un produit dérivé assez complexe d'options sur actions, mettant en jeu des mécanismes financiers nouveaux. L'auditeur a publié sur son site Internet l'ensemble de normes comptables qu'il applique à toutes les sociétés. Le cas précis de cette opération d'options sur actions n'est pas repris dans ce corps de règles générales, et la technique de comptabilisation est incertaine au regard de ces règles.
Que va faire l'auditeur ? Il a deux possibilités. Première possibilité : il fait le choix du mode de comptabilisation qu'il estime le meilleur et certifie les comptes s'ils en font application. Mais il risque alors d'être critiqué par les actionnaires devant un juge et si celui-ci estime que l'auditeur fait un mauvais choix, il en est responsable devant les actionnaires. C'est le type de risque qu'un auditeur, normalement, ne veut pas prendre. L'autre possibilité est de révéler la règle qu'il a spécifiquement appliquée, en disant que devant telle opération, il y avait incertitude, et qu'il a décidé d'appliquer telle règle. De cette manière, l'investisseur ne peut pas se plaindre s'il a pris sa décision en connaissance de cause. Si l'auditeur fait ce choix, la situation de l'investisseur peut être comparée à celle d'un acheteur auquel le vendeur a révélé les défauts éventuels de la chose vendue. Dans ce cas, la garantie des vices cachés, prévue par le Code civil, n'est pas d'application : le vice n'est plus caché ; l'acheteur ne peut pas se plaindre de défauts dont il connaissait l'existence lors de la vente. En pratique, l'existence de cette garantie prévue par le Code civil oblige les vendeurs à révéler les défauts des biens qu'ils vendent, sous peine de voir leur responsabilité mise en cause. De la même manière, rendre les auditeurs responsables du défaut de transparence des normes dont ils font application les obligerait à être plus transparent, ou à tout le moins, à évaluer les risques qu'ils font courir aux investisseurs de manière responsable, en sachant qu'ils en répondent devant eux.
J'ai terminé. Pour conclure en deux mots, je pense que le raisonnement que je tiens à propos du droit comptable consiste simplement à analyser les normes comptables comme un produit, au même titre que n'importe quel produit. Et je constate que ce produit, après avoir été longtemps fabriqué par des usages et par les marchés, on veut maintenant le fabriquer au niveau le plus élevé, le plus centralisé possible. J'ai l'impression que ce qui est vrai pour tous les produits est vrai aussi pour le produit « normes comptable » et est vrai, en général, pour tous les produits « législation ». De la même manière que le droit des contrats n'est pas, en général, ultra réglementé par l'Etat, le droit comptable n'a pas à être ultra réglementé par l'Etat. Le marché, les juristes, les producteurs de droit, comme le sont les cabinets d'avocats ou d'auditeurs sont beaucoup plus à même, sur base de leur expérience au jour le jour et des réalités concrètes du terrain, de produire un droit comptable ou un droit des sociétés ou un droit privé de qualité que ne l'est le législateur, venant d'en haut et qui résout toujours les problèmes dix ans après qu'ils se soient posés. Ce que j'ai fait ici n'est qu'un exemple de traitement du droit comme un produit qui est mieux fabriqué par la jeu de concurrence que par la concentration de l'Etat.

© Christophe Goossens & Institut Hayek/Turgot, 2004
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