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Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard (Alain Fleischer)

Publié le 13 octobre 2007 par Gregory71

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Après avoir vu le film de Fleischer quelques rapides réflexions, jetées ici, car il y a en ce film peut-être ce qui sépare et ce qui rassemble intimement le cinéma et le numérique.

En premier lieu, il me semble qu’il y a une profonde solidarité entre la conception qu’a Godard du judaïsme et sa conception du réel. En effet, dans cette séquence très problématique où il rapproche le nazisme et le sionisme, les corps gazés des juifs et les corps calcinés des palestiniens en estimant de façon si symptomale que les israeliens font aux palestiniens ce qu’ils ont subis des nazis, il dit qu’il ne sait pas ce que c’est finalement qu’être juif. Il ne parvient pas à donner un contenu à ce mot, être juif, et je voudrais insister là sur chaque mot, être et juif, car en bon protestant Godard va demander des comptes, il va faire les comptes: qu’est-ce que c’est que finalement être juif.

On pourrait reprendre tout l’argumentaire, presque mot à mot, de Jean-François Lyotard dans Heidegger et les “juifs”. Car ce que ne comprend pas, ce que ne peux pas comprendre Godard c’est que les juifs ne sont pas. Ils ne sont pas un groupe déterminé, avec une définition et une extension. Les nazis aussi ont demandé des comptes, ils ont cherché l’identité dans l’origine (et il faudrait encore retracer dans ce film, le parcours fait par Godard sur l’absence d’origine, avec laquelle je suis d’accord, mais qui va chez lui avec un retour de l’identité, ce avec je suis en désaccord, non pour quelques raisons intellectuelles et vaines, mais parce qu’il en va de la vie ou plutôt des vies, et qu’au nom de ce désir d’identité les nazis ont tués, assasinés).

Ils ne sont pas, non au sens du néant, ce qui reviendrait à poser négativement l’être, mais ils ne sont pas au sens où ils, où nous ne sommes pas redevables du verbe être, du verbe être comme raison suffisante, comme ce qui persiste et qui est l’identité. Nous n’en sommes pas redevables car nous ne sommes pas grecs.

Ce reste, ceci qui dépasse l’être et le néant, la définition et l’extension telles que Platon en élabore le métadiscours à une époque déterminée, est impensé. Et Jean-Luc Godard, on le sent bien, demande des comptes. Il veut savoir finalement qui nous sommes, et dans le nous je voudrais mettre tout le doute, toute la différence, tout le trouble de cet être sans identité, de ce sentiment d’appartenance sans propriété, de ce vide dont on hérite et qu’on a en charge magré tout. Ce “nous”est sans identité.

Donc il veut savoir ce que c’est qu’être juif. Il parle de fiction et de documentaire, comme si on pouvait considérer un groupe “les israeliens” ou “les palestiniens” sans sentir la multiplicité irréductible du “les”, et refouler toutes les individualités. Comme si on pouvait dire “les” en croyant qu’on sait de quoi on parle et se cacher derrière les images, comme Godard le fait toujours, en disant ce n’est pas moi, ce sont les images, ou alors: c’est ce que vous avez dans la tête, rien d’autre.

Le deuxième moment du film me semble l’affirmation que le cinéma c’est le réel ou encore que le cinéma entretient un lien privilégié avec lui. Et pendant tout son discours Godard, sans que personne ne l’arrête puisqu’il maîtrise tout, va utiliser ce mot “réel”, comme si de rien n’était. Et il va encore affirmer que le cinéma donne finalement accès au réel et que le reste, les technologies par exemple, ne le font pas. Pourquoi? Aucune raison, soyez intuitifs, ne posez pas le problème. Or, on pourrait exactement penser l’inverse non pas quelque raisonnement formel mais parce que le cinéma ne fait qu’imprimer sur une pellicule de la lumière et fait revenir celle-ci indirectement. Rien d’autre. Le voilà le réel. Les technologies, l’ordinateur par exemple opère, calcule, traduit, produit des effets. Mais n’est-ce pas une part du réel à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés? N’est-ce pas beaucoup plus performatif? On a alors beaucoup de mal à comprendre comment Godard concilie son refus des technologies avec la nécessité d’aborder le prétendu réel, c’est-à-dire le monde tel qu’il est.

Je parle bien de prétendu réel car à présent il faut aller plus loin, beaucoup plus loin. Ne faut-il pas penser en effet que le réel n’est pas, c’est un concept vide de sens qui relève d’une logique de l’absolu de type onto-théologique. Et il y a une convergence certaine entre la volonté que les juifs donnent leur raison, leur définition, ce qu’ils sont, leur identité, qu’ils la rendent enfin comme on rend ses papiers, et l’affirmation d’un réel objectif. C’est toujours la même demande d’identité, de retour au réel qui ne se fait que dans la nostalgie (dont est porteur le cinéma mais pas seulement), nostalgie d’un réel perdu qu’on tue une seconde fois pour qu’il revienne, encore et encore. Comme les nazis ont tués femmes, enfants, vieillards, hommes pour qu’ils disent enfin ce qu’ils étaient eux les juifs: des tas de cadavres, des amas, des objets, l’identité même.

Il y a donc selon moi une solidarité profonde entre l’identité exigée des juifs (ou d’autre chose peu importe finalement, je pourrais parler de cette table, de ce chat, de ce ciel) et la conception onto-théologique qui d’un point de vue artistique relie le cinéma au réel chez Godard. Plus encore, son incroyable nostalgie pour un réel sans langage, alors même qu’il sait sans doute que c’est absurde, fait retour encore et encore. Il n’y a dès lors rien de touchant dans son romantisme par rapport aux mathématiciens maudits. Pendant tout le film, il demande une discussion qu’il refuse systématiquement. Il demande qu’on parle enfin de ses images, qu’on le re-connaise véritablement, mais dès que cette question est abordée, il fuit se construisant une sphère intacte.

Je n’ai pas parlé d’antisémitisme, on le frôle, mais je ne pense pas que ce soit cela. C’est sans doute quelque chose qui est au fondement de l’antisémitisme: une certaine conception ontologique où être et identité sont le même. Et il ne faudrait pas simplifier, identifier là encore, car il y a de la duplicité, de l’ambivalence, des tensions. Il y a le génial “Nouvelle vague” et le très mauvais “Notre musique” (bonus et malus). Il y a d’un côté le doute, la question toujours posée, toujours différée, l’inapaisement, l’histoire d’un homme qui est et qui n’est, qui est double, qui revient, qui est le même et le non-même. Il y a d’un autre côté, ce plan sur les géraniums et Godard se prenant pour Heidegger avec son bonnet, il y a encore une certaine germanité, le plan stupide du petit cours d’eau avec ce mauvais éclairage, la Dichtung, le romantisme. Il y a les deux. Les deux sont à déconstruire, le premier par détournement (il y a encore du travail à faire) et le second par la critique.

Avec les technologies, le réel n’est pas une identité à soi, objectif (de cinéma). Le réel est à être. Ce “à être” n’est pas une naïveté utopique comme si on pensait faire le réel, il est à être comme passé, comme ce qui vient, avenir et non futur. C’est toute la différence entre l’art du siècle dernier et notre siècle.

Sur une critique analogue de l’identité juive: incident.net/users/gregory/wordpress/22-lyotard-et-le-ressentiment-identitaire/


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