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Un passage que je n'oublierai jamais - La promesse de l'aube

Par Theoma

 

 

« - Quand tu seras...

Il regarda autour de lui avec un peu de gêne, conscient sans doute de sa naïveté, mais incapable de se dominer.

- Quand tu seras... tout ce que ta mère a dit.

Je l'observais attentivement. La boîte de rahat-lokoums était à peine entamée. Je devinais instinctivement que je n'y avais droit qu'en raison de l'avenir éblouissant que ma mère m'avait prédit.

- Je serai ambassadeur de France, dis-je, avec aplomb.

- Prends encore un rahat-lokoum, dit M. Piekielny, en poussant la boîte de mon côté.

Je me servis. Il toussa légèrement.

- Les mères sentent ces choses-là, dit-il. Peut-être même écriras-tu dans les journaux, ou des livres...

Il se pencha vers moi et me mit une main sur le genou. Il baissa la voix.

- Eh bien ! Quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire...

Une flamme d'ambition insensée brilla soudain dans les yeux de la souris.

- Promets-moi de leur dire : au no 16 de la rue Grande-Poulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny...

Son regard était plongé dans le mien avec une muette supplication. Sa main était posée sur mon genou. Je mangeais mon rahat-lokoum, en le fixant gravement.

A la fin de la guerre, en Angleterre, où j'étais venu continuer la lutte quatre ans auparavant, Sa Majesté la Reine Elizabeth, mère de la souveraine actuelle, passait mon escadrille en revue sur le terrain de Hartford Bridge. J'étais figé au garde-à-vous avec mon équipage, à côté de mon avion. La reine s'arrêta devant moi et, avec ce bon sourire qui l'avait rendue si justement populaire, me demanda de quelle région de la France j'étaits originaire. Je répondis, avec tact « de Nice », afin de ne pas compliquer les choses pour Sa Gracieuse Majesté. Et puis... ce fut plus fort que moi. Je crus presque voir le petit homme s'agiter et gesticuler, frapper du pied et s'arracher les poils de sa barbiche, essayant de se rappeler à mon attention. Je tentai de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres et, décidé à réaliser le rêve fou d'une souris, j'annonçai à la reine, à haute et intelligible voix :

- Au no 16 de la rue Grande-Poulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny...

Sa Majesté inclina gracieusement la tête et continua la revue. Le commandant de l'escadrille « Lorraine », mon cher Henri de Rancourt, me jeta au passage un regard venimeux. Mais quoi : j'avais gagné mon rahat-lokoum.

Aujourd'hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d'Europe.

Je continue cependant à m'acquitter scrupuleusement de ma promesse, au gré de mes rencontres avec les grands de ce monde. Des estrades de l'ONU à l'Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l'Élysée, devant Charles de Gaulle et Vinchinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n'ai jamais manqué de mentionner l'existence du petit homme et j'ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d'une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaine de millions de spectateurs, qu'au no 16 de la rue Grande-Poulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny, Dieu ait son âme.

Mais enfin, ce qui est fait est fait, et les os du petit homme transformés à la sortie du four en savon, ont depuis longtemps servi à satisfaire les besoins de propreté des nazis. »


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