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Le non-sens du noir et blanc : Patrick Feigenbaum

Publié le 12 décembre 2011 par Marc Lenot

Cherbourg sous le crachin : décider d'y aller pour un jour, pour découvrir ce centre de photographie excentré (par ailleurs éditeur), pour voir l'exposition de Patrick Faigenbaum (jusqu'au 22 janvier) après la semi-déception de son exposition au Musée de la Vie Romantique à Paris. Dans ce bâtiment aux formes et au revêtement un peu étrange, je veux me plonger dans les gris charbonneux de ses paysages, dans la pureté de ses portraits en noir et blanc, dans la vibration colorée de ses natures mortes. Aussi la première photo en entrant, arbre et paysan sardes, en couleur, surprend-elle, fait-elle hésiter.

Mais le regard part aussitôt vers la gauche, vers la série Lys Chantilly de 1987 : une bande de 26 photographies de petit format, comme un storyboard, après-midi estival dans une maison bourgeoise (piano à queue et parc arboré) sans grand charme. Rien que de très banal, liens familiaux, enfants et cousins, tensions cachées sans doute, affections pudiques. Ce qui compte ici, ce sont les échos d'une image à l'autre, les rebonds : on retrouve les mêmes personnages de photo en photo, mais vus de plus ou moins loin, sous tel ou tel angle, cadrés plus ou moins serré. Cette jeune femme qui, faute de bikini, bronze sans complexe en sous-vêtements sur une chaise longue est prise sous deux angles avec deux torsions de son corps, deux intimités décentrées. Cette autre femme, grande et autoritaire, au visage dur orné d'immenses lunettes de soleil un peu ridicules, s'impose de scène en scène, et mon regard saute d'une image à l'autre, retrouve un visage déjà devenu familier, cherche un écho, une parenté, se déplace en zigzag, comme le cavalier des échecs.

Le non-sens du noir et blanc : Patrick Feigenbaum
C'est ce même jeu d'échos et de rebonds que je retrouve en face, dans le premier des portraits aristocratiques italiens, celui de la famille Coppa-Solari Massimo-Lancellotti (Rome, 1987) : il n'y a que des femmes ici, droites et dignes, la plus âgée doit être la mère, Teresa, des Princes Massimo-Lancellotti, avec, à ses côtés, sans doute, ses trois filles; la dernière a le visage plus ingrat, le menton plus carré que ses soeurs. Mais aussitôt le regard s'échappe vers les innombrables cadres sur guéridons, commodes et tables : partout des photos de famille, des liens, des traces, une histoire. C'est ce que Faigenbaum a si bien réussi dans ses portraits italiens, inscrire ses personnages (qui s'y prêtaient fort bien) dans l'histoire, leur histoire familiale qui se confond avec l'histoire de leur ville, de leur état. Les Frescobaldi florentins (aux vignobles fameux) posent devant les tableaux de leurs ancêtres du XVIIIème, le très illustre prince romain Colonna di Paliano, aussi petit et modeste soit-il sur son banc, rayonne de toute sa puissance dans le décor de son palais napolitain, la vieille princesse Elvina Pallavicini est seule et digne dans sa chaise roulante, devant les grillages de la bibliothèque de son palais romain où trône sur un chevalet la Femme abandonnée de
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Botticelli*. Mes préférés sont ces deux frères si dissemblables dans leurs vestes pied-de-poule, sagement posés comme des poupons sur leur chaise, les comtes Gaetani di Castelmula (Naples, 1991), au père illustre. Tous, plus ou moins beaux, raffinés, élégants, tous sont inséparables de leur histoire, comme si, aux yeux de Patrick Faigenbaum, ils n'existaient point en tant qu'individus autonomes mais seulement de par leurs signes, leur généalogie, leurs ancêtres, leur famille : même les portraits ne montrant qu'une seule personne ont pour titre 'Famille Colonna', 'Famille Pallavicini'. A l'arrière du portrait des Coppa-Solari, le mur, au lieu de tableaux, est orné d'un grand miroir si piqué et antique qu'il ne reflète quasiment plus rien : au premier plan, la chaise est vide, l'homme est absent. C'est là, sur ce siège vide, sur cette absence que le regard, après tant de rebonds, se pose et reste.

A côté, une vieille Ashkenaze d'Ein Harod, elle aussi entourée de ses photos de famille, elle aussi tentant de préserver sa mémoire ancestrale, est tout autant liée à l'histoire de sa famille que le sont ces aristocrates, mais l'artiste, peut-être plus à l'aise en terre de Galilée (où il photographie aussi son fils Raphaël) que dans les palais napolitains, lui a reconnu une individualité, une existence propre, lui a accordé une autonomie face à sa lignée. D'ailleurs, la plupart des autres portraits de Faigenbaum montrent des hommes ou des femmes seuls, dépouillés, souvent dans un décor minimal, sans traces, sans histoire(s). Le Docteur Karel Cerny (Prague, 1992), a le regard doux (un de ses yeux reste dans l'ombre), le pli de son pantalon est impeccable et les veines de ses mains sont proéminentes, mais rien d'autre n'est dit de lui, rien n'évoque son talent. C'est tout aussi vrai des deux jeunes filles émergeant de l'ombre du Café de la Maison Municipale de Prague, ou de Elin Jakobsdottir dont la pose stricte en manteau noir sur fond gris (elle semble ne savoir que faire de ses mains) ne laisse guère deviner les grâces piquantes.

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L'affiche de l'exposition est cette scène de rue, peut-être impromptue, où une jeune Praguoise est saisie sur le vif, légèrement inquiète, dirait-on, sur le point de détourner; ses bras composent une étrange géométrie, l'un étendu vers le landau en diagonale, l'autre replié vers son col dans une torsion peu naturelle. Géométrie encore que le contraste entre les plis soigneux de sa robe blanche et son cardigan noir et lisse strictement boutonné; géométrie que l'angle de ses jambes et celui du panneau publicitaire, deux compas convergents à sa ceinture, pivot central. Le pan de mur plan, le soubassement de briques, l'encadrement des vitres contribuent à structurer cette image très construite (Avenue Vinohradskà, Prague, 1994).

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Une autre très belle scène urbaine est sans doute aussi un impromptu, la saisie sur le quai Schlachte à Brême de cette jeune fille qui ne semble guère teutonique, mais peut-être turque ou gitane; ses bottes de caoutchouc ne jurent pas avec les détritus qui jonchent le bord de la rivière et sa maigre végétation. Est-elle surprise ? Son regard est à la fois inquiet et curieux, comme la jeune mère tchèque; elle aussi replie un de ses bras, approche une de ses mains du visage, dans un geste de confort qui semble très doux. Quand le regard parvient à s'en détacher, on voit que ce qui tient la photo, ce qui la structure et l'équilibre, c'est l'arche du pont au second plan, comme la corde d'un arc.

Le non-sens du noir et blanc : Patrick Feigenbaum
Et, comme Patrick Faigenbaum sait jouer partout du noir, du blanc et de tous les gris, il y a aussi des photographies de matière, de simple matière : un triptyque d'un paysage de garrigue près de Sérignan montre, au pied d'un arbre, la pulvérulence de la terre, le sable se confondant avec le grain même de la photographie. Quant à cette nuraghe sarde (Santa Cristina, Paulilatino), la manière dont la pierre luit sous la lumière est proprement étonnante.

De même, dans les sculptures que Faigenbaum photographie - non point les têtes d'empereurs romains, qui sont des portraits, mais la statue Vieillesse de Rodin, le panneau des Emigrants de Daumier et surtout, le bas-relief en bronze du Désir de Maillol (à Orsay) - on retrouve une matérialité sculpturale qui, effleurée par la lumière, vibre d'une magie photographique.

Le non-sens du noir et blanc : Patrick Feigenbaum
Enfin, puisque je cherchais des passerelles dans cette exposition a-sérielle, mon oeil s'est aussi fixé sur des motifs, des décors secondaires, les citrons de la toile cirée sur laquelle une fillette sarde fait ses devoirs (auxquels répondent, en écho, les 'vrais' citrons d'une somptueuse nature morte - en couleur), les dessins naïfs de coqs sur la toile de fond du portrait d'Erika Kuinova, et les dessins (sud-américains ?) sur le dessus de lit où est posé ce corps nu, de dos, à la peau du dos légèrement tavelée, nu qui se tourne et se refuse, en fait, son épouse.

Mais, obtus, partiel, je ne vous dis rien, ou presque, de ses photographies en couleur, excepté ces citrons et deux autres compositions du même acabit, même pas de la première qu'il ait prise. C'est comme ça. Lui a dit : "Le blanc pur n'existe pas ; c'est un non-sens d'appeler la photographie noir et blanc. Dans le blanc, il y a toujours de la matière, c'est-à-dire du détail. L'onde est ce qui part du blanc et va jusqu'au noir. Mon travail consiste à repousser le noir ; plus j'étire l'onde et plus je repousse le noir. Entre ces deux extrêmes je mets du gris, ce qui me permet d'obtenir toute une richesse de valeurs. Il y a une dominante de gris distincts dans mes photographies."

Quelques autres photos que j'attends compléteront ce billet dans les prochains jours. Photos des deux frères et de la jeune femme praguoise, courtoisie du Point du Jour; photo du nu, de l'auteur.

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* La Derelitta, tableau attribué aujourd'hui à Botticelli plutôt qu'à Filippino Lippi (comme l'écrit Jean-François Chevrier dans le texte présentant l'exposition) et représentant peut-être Sandra Lippi, fille de Filippo et  de la nonnette Lucrezia Buti, soeur de Filippino, et maîtresse de Botticelli, homo honteux, qui l'abandonna enceinte (mais on a aussi évoqué au sujet de ce tableau Tamar, la reine Vashti et même Mardochée dans le livre d'Esther).


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