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Belles Lettres et les Caves du Vatican (2/3)

Par Blogegide
(lire la première partie)
Gaston Bridel a tort. Non seulement lesBellettriens connaissent bien l'œuvre de Gide, mais en particulierles Caves du Vatican et le personnage de Lafcadio qui ne leslaisse pas indifférents. Déjà en 1918, la Revue de BellesLettres, leur avait consacré un article élogieux. L'associationavait d'ailleurs invité Gide une première fois en 1927. Quant àDaniel Simond, « l'ancien » décrié par Gaston Bridel,il allait cette même année 1933 publier un premier article sur Gideintitulé « La Sincérité et le Sentiment religieux chez AndréGide », dans la revue Présence.
Élevé dans la religion réformée,comme beaucoup des jeunes Bellettriens, Daniel Simond voyait un« frère aîné » en Gide, un précurseur dans larecherche d'une émancipation dans l'individualité si chère à latradition protestante, ainsi qu'il l'explique dans cet article dePrésence :
« Peut-être est-ce le combatqu'ici nous avons tous dû livrer au sein et en vertu de notreprotestantisme originel – qu'il faut chercher l'origine, sinon lajustification, de notre sympathie pour Gide. Car il a, lui aussi, dûlivrer ce dur combat, et l'individualisme même des Nourrituresterrestres atteste qu'il est sorti vainqueur, sans avoir pourautant trahi ce qui, selon nous, constitue la valeur essentielle etdurable et le résultat dynamique de notre éducation protestante dela vérité et de la liberté. »(Présence, N°1, deuxième année, 1933, repris dans le recueil d’essais Antipolitique, Lausanne, Trois colline, 1941)

D'ailleurs les Bellettriens sont loind'être de dangereux anarchistes. Ceux qui troquent leur célèbrecasquette verte contre les costumes des personnages des Cavesallaient devenir préfet de Lausanne (Jean-Jacques Bolens),professeur à l'Université de Saint-Gall (Pierre Beausire), avocat(Raymond Fonjallaz), pharmacien (J. Dubugnon)... Et dans le rôle de Lafcadio, le« violemment sympathique » Auguste Martin continuera bienà écrire quelques poèmes, tout en devenant marchand de charbons. 
Belles Lettres et les Caves du Vatican (2/3)Gide entouré de la troupe des Belletriens. Auguste Martin/Lafacadio est le deuxième en partant de la gauche, à droite à ses côtés, Pierre Beausire(cliquer sur la photo pour l'agrandir)
Le comité de Belles-Lettres est quantà lui présidé par le latiniste Jean-Pierre Borle. C'est ce comitéqui répond à la protestation des pasteurs Burnand et Pache dans laGazette de Lausanne du mardi 26 décembre 1933. Réponsesuivie d'une précision de la rédaction du journal annonçant unesuite à l'affaire :
« Le comité desBelles-Lettres
A la suite de la protestation de MM.les pasteurs Burnand et Pache, relative aux dernières soiréesthéâtrales des Belles-Lettres, nous avons reçu la lettre suivante:
La protestation que vous avezaccueillie dans votre journal exige que l'on renseigne le public surle sens de l'effort fait par la Société des Belles-Lettres, effortdigne d'ailleurs d'une meilleure compréhension.Belles-Lettres, en transportant à lascène « Les Caves du Vatican » n'avait d'autre souci quede restituer aux lecteurs d'André Gide la pensée même de l'auteur,travestie de différents côtés pour des raisons diverses,aujourd'hui plus encore que jadis. Elle aurait ainsi dispensé leslecteurs futurs de perpétrer les funestes erreurs de leurs aînés.Or voici de que des voix respectablescouvrent de leur autorité une légende dont ils savent pourtantl'indiscutable exagération comme aussi la redoutable perversion,puisqu'elle encourage en définitive à lire Gide à la faveur d'unlouche éclairage, ce qui n'est pas sans causer certains dommagesspirituels dont l'auteur est tenu pour seul responsable.Il faut le dire, Belles-Lettres etintimement convaincue, en dépit de la bonne foi des protestataires,qu'André Gide, s'il est un auteur difficile et d'une inévitablenocivité quand on se méprend sur le but qu'il poursuit, peut aiderla jeunesse à se critiquer elle-même et à remplir cet élémentairedevoir de qui prétend être homme : chercher à être plus qu'àparaître.Il est des écrivains plus rassurants,plus optimistes d'apparence, plus moralisants, il n'en est guère deplus averti, puisque aussi bien ce que nous propose son œuvreproprement littéraire est un appel à ne pas se laisser asservir parquoi que ce soit d'humain, de trop humain, fût-ce par un parti (cequi n'exclut pas de sympathiser, ni d'adhérer à un parti).Outre sa valeur morale, cette œuvrenous offre en plus un idéal de conduite intellectuelle, des plusnécessaires aujourd'hui, puisqu'elle met en évidence l'exigence depenser droit, en esprit non prévenu, rebelle aux a priori de toutessortes.Belles-Lettres ne saurait donc, sans setrahir, laisser déconsidérer une œuvre et un homme qui, tropsoucieux de préserver la liberté de jugement d'autrui, a préférélaisser au lecteur le soin de réagir contre les attitudes de sespersonnages, fût-ce à son détriment. .C'est sur ce point précisément que lemalentendu entre le public et l'œuvre d'André Gide mérite d'êtredénoncé, d'autant qu'il revêt un caractère des plus tragiques quise puisse. On ne saurait le taire quand une fois on l'a saisi dans saflagrante injustice.
Le Comité de Belles-Lettres : Le président: BORLE.Le secrétaire : TROILLET. L'auteur: GAVILLET.
Réd. — Dans la mesure oùnous en avons saisi le sens (ce qui n'est pas chose aisée), lalettre ci-dessus nous paraît contenir des erreurs de jugement assezgraves. La place nous faisant défaut aujourd'hui, nous renvoyons àdemain les réflexions que nous désirons soumettre à ce sujet ànos lecteurs.

La suite tombait en effet le lendemain,dans le numéro 359 de la Gazette de Lausanne du mercredi 27décembre 1933, signée Georges Rigassi. Lui-même ancien deBelles-Lettres et président de son comité central au début dusiècle, député au Grand Conseil vaudois, Rigassi est journaliste àla Gazette depuis 1924 et en deviendra le directeur en 1939.Une « mise au point » qui, comme l'indique sonsous-titre, veut montrer l'influence néfaste d'un Gide.
MISE AU POINT(A propos de l'influence d'André Gide)
La réplique du Comité deBelles-Lettres qui a paru hier dans la Gazette appelle quelquesréflexions que nous avons le devoir de soumettre à nos lecteurs,car la question soulevée par l'auteur de cette réplique —l'influence d'André Gide — est, comme on va le voir, d'uneimportance considérable.Nous prions, au préalable, qu'on ne seméprenne pas sur nos intentions. En discutant de l'influence exercéepar un écrivain dont nous connaissons l'intelligence subtile et letalent orné des plus redoutables séductions, nous ne voulons enaucune façon pratiquer je ne sais quelles brimades intellectuelleset nous ne réclamons aucune mesure de contrainte destinée àrestreindre les droits de la pensée. La Suisse est un des rares paysoù les individus jouissent encore de leur indépendance spirituelle,et nous souhaitons que notre pays conserve ce privilège dans uneEurope où de grandes nations tendent de plus en plus à soumettrel'activité intellectuelle de leurs « sujets » à unesorte de caporalisme d'Etat.Nous comprenons, d'autre part, qu'auxalentours de la vingtième année, des jeunes gens aient le goût dela fantaisie et du paradoxe, et soient enclins à ruer dans lesbrancards. L'inquiétude qu'ils ont de l'avenir, dans une sociétédont nous n'ignorons pas les défaillances ni les abus, nous paraîtnaturelle. Nous nous efforçons ici de faire preuve de la plus largecompréhension à l'égard de la jeunesse moderne. Nous ne demandonspas mieux que de pouvoir compter sur son concours, au moment où ils'agit de faire promouvoir une doctrine qui, en face du matérialismebourgeois et socialiste, affirme la primauté des valeursspirituelles et qui permette d'instaurer un ordre politique,économique et social meilleur.Cela étant rappelé, nous disons toutnet que, de tous les écrivains contemporains, André Gide est nonseulement celui qui est le moins apte à servir de guide à unejeunesse soucieuse d'un avenir meilleur, mais qu'il est un de ceuxqui, à divers égards, peuvent exercer l'influence la pluspernicieuse sur de jeunes lecteurs.
Parmi les affirmations discutables quecontient la déclaration insérée hier, il en est certainesauxquelles nous préférons ne pas nous attarder. Par exemple,proclamer la « valeur morale » de l'œuvre de Gide est simonumental qu'on ne peut que sourire, comme on fait à l'ouïe d'unde ces énormes paradoxes ou à la vue d'une de ces bonnes« blagues » dont nos étudiants sont volontierscoutumiers dans leurs accès d'exubérance : ils sont du reste lespremiers à en rire après coup.Avouons seulement que, dans le casparticulier, la plaisanterie est d'un goût douteux, ...et passons !Nos trois jeunes thuriféraires de Gideparaissent plus sérieux lorsqu'ils déclarent rechercher dansl'œuvre de cet écrivain un idéal de « conduiteintellectuelle ». Ce qu'ils prônent en lui, c'est, nousdisent-ils, l'aide qu'il apporte aux lecteurs avides avant tout depenser librement, de s'affranchir de tout parti pris, de toutpréjugé, de tout conformisme.Nous accordons que tel fut le propos deGide dans une partie de son œuvre ; mais ceux qui la connaissentdans son ensemble, cette œuvre, savent bien que cette guerre aux« préjugés » n'a pas tardé à se transformer en unsingulier jeu de l'esprit où se mêlaient d'autres éléments,infiniment plus troubles que le seul désir du vrai, que cettepoursuite des valeurs dites « gratuites » est devenue unesorte d'anarchisme intellectuel d'où tout sens du remords et mêmede la simple solidarité humaine est totalement absent, où l'hommeest déchargé du fardeau de sa conscience pour pouvoir obéir sansentrave à tous ses instincts.Comment ne pas apercevoir ce qu'il y ade périlleux, pour de jeunes êtres encore en pleine disponibilité,dans l'étrange intérêt que sous couleur d'émancipation morale,l'auteur de l'Immoraliste manifeste pour les dérèglements et lesperversions humaines ? Et n'est-ce pas le cas de rappeler que letalent n'a pas le privilège de tout oser ?Nous ne voulons pas faire du vertuisme; nous croyons que l'art doit bénéficier de la plus large libertédans les limites de la simple décence ; mais sachons pourtantrappeler, sans fausse hypocrisie, que le vice reste le vice, fût-ilparé des plus séduisants atours, et que la vraie liberté nes'obtient que par un dur combat et non par un lâche abandon auxinstincts. Certes, on comprend que des hommes qui ont charge d'âmesjugent de leur devoir de mettre la jeunesse en garde contre cetteœuvre à la fois subtile et cynique, qui exhale un parfum mortel etcomme un relent de pourriture.
Ce n'est pas tout, il est un autredomaine où nous réclamons le droit d'apprécier Gide autrement qued'après les mérites proprement littéraires de son œuvre, undomaine où il a lui-même dissocié l'homme de l'artiste.Contrairement à ce que prétendent sesavocats, l'auteur des Faux Monnayeurs, en effet, a pris parti de lafaçon la plus nette et il doit être désormais jugé en tant quepartisan. Comme on sait, il a fait, il y a quelques mois, uneprofession de foi retentissante au communisme ; voici ce qu'ilécrivait alors dans la Nouvelle Revue Française :« Je voudrais crier très haut masympathie pour l'U. R. S. S., et que mon cri soit entendu, et ait del'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de ceténorme effort ; son succès, que je souhaite de toute mon âme,auquel je voudrais pouvoir travailler; voir ce que peut donner unEtat sans religion, une société sans cloisons. La religion et lafamille sont les deux pires ennemies du Progrès. »Ainsi, après avoir passé sa vie às'affranchir de toute règle, à se dérober à toute autorité,l'écrivain vieillissant aboutit à ce résultat paradoxal : seconvertir soudainement à la doctrine la plus exclusive de libertéqui soit au monde, courir le risque de subir au nom de sa nouvellefoi (c'est le mot qu'il emploie plus loin) la plus redoutablediscipline qu'aucun despotisme ait jamais imposée à ses sujets. Ausoir de la vie, Gide renonce au suprême dilettantisme intellectuelauquel il s'adonna jusqu'alors, pour embrasser avec enthousiasme lacause d'un Etat où l'homme est réduit à un rôle de machine, pourtravailler à l'avènement d'une société sans âme, sans liberté,sans dignité, où les intellectuels doivent servir des maîtresinflexibles ou disparaître.Et l'on voudrait nous interdire decritiquer et de dénoncer l'action d'un homme dont la responsabilitéest ainsi ouverte sur le plan politique et social où il s'estdélibérément placé ? Vraiment, de qui se moque-t-on ici ?
Encore une fois ; il nous plaît quenos cadets se préoccupent des choses de l'esprit et aspirent à unrenouvellement ; nous comprenons qu'ils n'acceptent pas toutes lesidées de leurs prédécesseurs et qu'ils le leur disent avec quelquerudesse; mais qu'ils choisissent précisément comme guide spirituelun écrivain dont l'œuvre entière est une longue révolte contre larègle chrétienne et dont le dernier avatar est une adhésionéperdue au bolchévisme des Sans-Dieu, voilà qui est de nature àinquiéter sérieusement. Nous le leur disons comme nous le pensons.Et parce que nous savons aussi que tels sont les sentiments del'immense majorité de ceux de nos lecteurs qui ont porté jadis lacasquette verte.Croyez-nous : Gide est un mauvaismaître pour la jeunesse, en un temps où la vraie liberté, cellequi doit être définie comme le droit de faire son devoir, estpartout en déclin et où nous avons, en Suisse autant qu'ailleurs,besoin d'un redressement moral. De graves dangers nous guettent sinotre jeune élite ne sait pas interpréter les signes des temps, sielle ne comprend pas que, pour sauvegarder dans l'Europed'aujourd'hui un régime de liberté, il importe d'accepter unediscipline consentie et d'en donner l'exemple.
Georges RIGASSI.

Un autre ancien Belletrien, qui aégalement été critique littéraire à la Gazette, mais aussi l'undes professeurs de Daniel Simond, donne un tout autre son de clochedans une lettre adressée à Gide et montrée à la Petite Dame :
« … [Gide] me donne à lire unelettre exquise du professeur Edmond Gilliard, une des notoriétés del'Université, où il y a cette phrase charmante : « Votrepièce est comme un cheval de Troie qu'on aurait introduit dans laville, votre présence ici a été libératrice. » »(CPD, t.2, p.361)

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