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Sauve qui peut ! (2)

Publié le 18 décembre 2011 par Zebrain

Un héros à tout faire

Lorsqu'il fait son entrée dans la collection en 1968, Louis Thirion a déjà publié Waterloo, morne plaine, un récit burlesque, et deux romans d'espionnage aux éditions SEG. En 1967, " Le petit homme de San Francisco " a obtenu le Prix de la Nouvelle Littéraire et le Théâtre de l'Epée de Bois a monté sa pièce Les pilules. Par la suite, outre sa production au sein du Fleuve Noir, il donne plusieurs dramatiques radiophoniques au Théâtre de l'Etrange de France-Inter - parmi lesquelles une adaptation du " Petit homme de San Francisco ". Toutes se rattachent à la SF ou à ce que l'on qualifiait alors d'" insolite " dans les revues spécialisées. Toujours dans le domaine qui nous intéresse, La résidence de Psycartown, fort curieux roman à mi-chemin entre la fable philosophique et le récit absurde, paraît également en 1968. Aucun de ces textes ne ressort du space opera.

Pendant l'âge d'or de cet éditeur, on " entrait " au Fleuve Noir un peu comme l'on entrait en religion. Devenir auteur maison, c'était l'assurance d'une rente qui ne dépendait que de sa capacité à produire des livres calibrés, fonctionnant sur un certain nombre de stéréotypes. Louis Thirion a sans doute considéré que faire endosser à son imagination fertile l'uniforme du space opera était un jeu littéraire comme un autre - et, qui plus est, tout à fait lucratif. Mais laissons-le présenter lui-même le personnage qu'il crée à cette occasion : " C'était l'archétype d'un certain type d'homme, occidental peut-être [...] Mais c'était tout de même un héros craintif. [...] J'en avais fait un anti-héros, une sorte d'homme assez fragile, qui était tout le temps en train de s'enfuir. Je crois que c'était l'image de l'homme qui s'enfuit devant le genre de building dans lequel on est aujourd'hui ! C'était l'image de l'homme qui ne peut pas vraiment lutter, qui a quand même les moyens d'affronter le monde moderne, mais qui est incapable de lutter. Il peut juste affronter. "

Sauve qui peut ! (2)

Comme ce portrait peut le laisser présager, et bien que Jord Maogan soit un militaire, ses aventures ne ressemblent guère à celles de ses " collègues ". Les Stols (1968), premier titre de la série, ne fait que confirmer cette impression. En 2009, l'URSS et les Etats-Unis n'ont plus guère que l'espace intersidéral pour disputer la troisième guerre atomique. Son vaisseau ayant été capturé par un mystérieux croiseur extraterrestre, le commodore Jord Maogan se retrouve sur Stol IV, autrefois capitale et aujourd'hui dernière planète habitable d'une galaxie agonisante. Les Stols, qui souffrent à divers degrés de dégénérescence - ils deviennent translucides et leurs facultés intellectuelles diminuent -, projettent d'envahir la Terre et de transférer leurs souvenirs et leur personnalité dans le corps des Terriens, préalablement "vidés" par une moisissure porteuse d'un virus neurotrope. Maogan est le seul membre de l'équipage de son vaisseau qui échappe à ce sort, grâce à Sane Mac Kinley, une Stol. Après une étrange promenade dans les entrailles de la planète mourante, il regagne la Terre, où une bonne partie de la population a été atteinte par l'épidémie de mousse verte. Les nombreuses et dynamiques scènes d'action qui s'ensuivent débouchent sur un règlement à l'amiable de la situation. Le Zdar Zwax, responsable du monstrueux plan de conquête est emprisonné, tandis que les Stols déjà transférés dans des corps humains gagnent le droit de vivre sur Terre

L'intérêt du roman tient au fait que Thirion a saupoudré de multiples trouvailles ponctuelles cette trame convenue : les colliers d'Ilvore, dont les plus grosses boules rentrent dans les plus petites jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une bille minuscule, les esprits injectables ou une curieuse lampe qui émet une lumière déclenchant la pousse accélérée de végétaux dont raffolent certains habitants des profondeurs de Stol IV. Toutes relèvent d'une même logique, que l'on retrouve à l'oeuvre bien au-delà des aventures de Jord Maogan, lorsque Louis Thirion décide, au début des années 80, de faire subir au time opera le traitement qu'il a déjà appliqué au space opera : amoureux des idées bizarres ou absurdes qui " irrite[nt son] esprit ", il les utilise à des fins de mise en abîme autant que de remise en question, de pair avec une esthétique décadente. " La fourrure n'était pas synthétique mais naturelle. Or, aucun animal connu, vivant dans le système solaire, ne possédait quatre paires d'oreilles plates et trente onglons semblables à des lames de couteau aiguisées. D'autre part, le poil qui n'avait apparemment subi aucune teinture, comportait de larges bandes violettes alternées avec des séries de cercles d'un bleu vif. Il était difficile d'imaginer l'aspect d'un pareil animal vivant et respirant. " Et si l'épilogue aborde les événements sous l'angle du roman-vérité, c'est pour asséner au lecteur une succession de mini-chutes tout à la fois imaginatives et ironiques, comme si l'auteur avait voulu souligner qu'il ne se prenait pas totalement au sérieux - ce qui ne l'empêche pas de traiter de sujets qui, eux, le sont tout à fait. Le personnage de Maogan, enfin, y est assez volontaire, voire agressif : dans les premières pages, il propose de prendre à l'abordage le vaisseau ennemi qui vient de capturer son propre astronef - une attitude agressive plus typique des héros de Randa ou de Barbet que de ceux de Thirion !

Sauve qui peut ! (2)

Les naufragés de l'Alkinoos (1969) débute en 2130 sur Alonite II, une planète-bagne sur le point d'être détruite - son soleil tutélaire va se transformer en nova. Après avoir embarqué les convicts, Maogan emploie la translation instantanée pour s'enfuir, mais l'Alkinoos, son vaisseau, réémerge dans un espace vide situé entre les amas galactiques, puis dans une galaxie inconnue. Ils y découvrent Hadès, monde dépourvu de vie bien que possédant des océans et une atmosphère respirable. Ses profondeurs abritent tout un réseau souterrain où d'étranges blocs de viande poussent sous des cloches de verre. Les bagnards ne s'étant pas gênés pour en dérober une partie, afin de varier leur ordinaire, ils ont sans le savoir mis en péril l'Empire d'Antéphaès, une super-civilisation fortement inspirée de l'Antiquité - véritable poncif de la collection. Cet Etat interstellaire est géré par le cerveau géant d'Hadès ; en prélevant des morceaux de celui-ci pour s'en nourrir, les condamnés ont déclenché des dysfonctionnements. Ce qui entraîne l'intervention de Phéax, le maître immortel d'Antéphaès, qui règne grâce à l'influence hypnotique que le cerveau exerce sur les sujets de l'Empire. En apprenant l'existence des Terriens, Phéax décide de les soumettre en créant une annexe du cerveau dans la voie Lactée. Mais Maogan, insensible à la fascination, est libéré par Noosika, une adolescente éternelle proche de Phéax, tandis que l'un des convicts - dont l'esprit a été transféré dans un corps non-humain à la force physique considérable - tente de renverser ce dernier. Cela donne à Archos, son conseiller, l'occasion de l'assassiner, avant d'être lui-même mis hors de combat par le chef navigateur de l'Alkinoos, tout aussi avide de puissance. Pour ne rien arranger, le cerveau libéré par la mort de Phéax a accédé à la conscience et se met en tête de gouverner à sa guise. Alors que Maogan est sur le point de la détruire, l'immense machine biologique se ravise et décide qu'il lui faut un maître - ou plutôt une maîtresse : Noosika. Le commodore est le seul passager de l'Alkinoos à regagner la Terre.

Au Fleuve Noir, la règle voulait qu'un auteur ait deux manuscrits acceptés avant que le premier d'entre eux ne paraisse. On a sans doute là l'explication des faiblesses de ce roman, que l'on peut supposer un peu trop vite écrit. Passé le second tiers, on a l'impression que l'auteur cherche désespérément à renouer les fils d'une intrigue qui lui échappe, et la subite accumulation de psychopathes du pouvoir a tout d'une dérive incontrôlée. Par bonheur, le retournement final de l'attitude du cerveau permet de conclure astucieusement une intrigue qui manque à plusieurs reprises de sombrer dans la confusion. Bref, si Les naufragés de l'Alkinoos recèle quelques morceaux de bravoure, ils demeurent noyés dans les replis d'un récit somme toute fort convenu. On y découvre toutefois de nouveaux aspects de la personnalité du héros, comme dans cette scène située moins de cinq minutes avant l'explosion de la nova : " Il fit ce qu'aurait fait son ancêtre, corsaire du roi à St-Malo. Il se pencha au hublot et [...] il fit le point avec un sextant à la main. " Maogan possède un sang-froid à toute épreuve, parfaitement illustré par sa réussite à un test alors qu'il n'était qu'un jeune cosmonaute : " à l'expiration du délai écoulé, n'ayant pas réussi à ouvrir la boîte métallique qu'on lui a remise, il sort en sifflotant, persuadé d'avoir terminé sa carrière. Il avait été reçu premier, car la boîte ne s'ouvrait pas. Il s'agissait d'un bloc métallique d'une pièce et les serrures n'existaient que pour exciter l'angoisse du candidat. " En outre, il adopte un comportement plus mesuré que dans Les Stols ; les premières pages passées, où il joue son rôle de pilote valeureux et astucieux en sauvant son navire, il subit l'action - ou est emporté par elle - plus qu'il ne la mène, caractéristique déjà présente, à un degré moindre, dans le volume précédent, et qui ne fait que s'amplifier dans les suivants.

Sauve qui peut ! (2)

Les Whums se vengent (1969), avec son titre à éternuer si typique d'Anticipation, est certainement le premier roman de la série où Jord Maogan donne sa pleine mesure de personnage tout-terrain, aussi à l'aise dans la discussion que dans l'action. L'hôtel intergalactique Star-Hunt, qui a remplacé une station d'observation dirigée par Gregor Pawlewski, lequel a disparu, propose à ses clients de chasser les Whums, des " lucioles " n'ayant ni consistance, ni chaleur. Ces créatures étranges ne peuvent vivre que dans le vide compressible du secteur spatial dont elles sont originaires, sur lequel le potentat industriel sir Percy règne en maître absolu. Quasi simultanément, un message annonçant que les Whums vont se venger parvient à la Terre, un vaisseau disparaît inexplicablement et trois bombes à antimatière sont volées d'une façon tout aussi mystérieuse. Envoyé élucider cette affaire, Maogan soupçonne très vite que les Whums pourraient être des créatures intelligentes - ce en quoi il a tout à fait raison. Lorsque l'hôtel est victime d'une panne d'énergie, il réussit, grâce au convertisseur inventé par le savant disparu, à passer sur leur plan. En compagnie d'Elika, une chasseuse de " lucioles ", il découvre que les Whums - de gros insectes vivant sur le plan neutrinique - sont tombés sous la coupe de Pawlewski, qui leur a communiqué sa haine de ses semblables. Ils sèment la pagaille sur la Terre et enlèvent sir Percy dans la prison où on l'a jeté ; il est en effet tenu responsable de la panne qui a frappé l'hôtel. Lorsque Pawlewski est la première victime du laser neutrinique capable de détruire les Whums, que les Terriens viennent de mettre au point, Maogan n'a plus qu'à regagner notre plan de réalité pour empêcher le conflit d'éclater. Elika, quant à elle, devient l'ambassadrice des Whums auprès de l'Humanité.

Si Les Stols n'était qu'un roman prometteur et Les Naufragés de l'Alkinoos une oeuvre de commande aux ressorts un peu mous, Les Whums se vengent se classe d'emblée dans la catégorie supérieure. Il faut dire que Louis Thirion y joue plus franchement le jeu de la SF qu'il ne l'a fait jusque-là. Posant comme postulat l'existence d'un univers neutrinique superposé au nôtre - et dont les habitants nous apparaîtraient sous la forme de lumières immatérielles aux vives couleurs -, il l'exploite avec intelligence et inventivité. Les descriptions du monde des Whums sont de toute beauté, poétiques à souhait. " Dans l'atmosphère troublée par un fin brouillard luminescent, les larges feuilles des soucivals se tendaient, s'étalaient largement comme des mains. Elles ruisselaient de condensation, et c'était des arbres, en définitive, que tombaient les larges gouttes tièdes. Une clarté crépusculaire ne produisant aucune ombre luisait partout." A nouveau, comme dans les ouvrages précédents, il y a des "bons" et des "méchants" des deux côtés de la barrière, et les humains sont bien pires que les extraterrestres.

Comme l'écrit Jean-Pierre Andrevon au sujet des trois premiers romans de l'auteur : " Thirion [pose] avec schématisme, mais intelligence et sensibilité, le problème de la confrontation de deux races totalement étrangères, dont chacune [représente], pour l'autre, les "monstres". " A cette analyse pertinente, il convient d'ajouter que l'extraterrestre joue ici le rôle d'un miroir renvoyant à l'être humain une image qui ne le montre pas forcément sous son meilleur jour. " Si chacune des deux espèces connaissait bien l'autre le conflit cesserait de lui-même, car rien, absolument rien, n'oppose les Whums aux hommes " affirme Maogan. L'homme chasse les Whums, ne sachant pas qu'il s'agit de créatures intelligentes, mais si ceux-ci cherchent à se venger, c'est parce que le savant fou de service les y a poussés, profitant de leur ignorance pour les envoyer régler ses propres comptes avec l'Humanité. Le renversement par rapport aux Stols est total : de proie, l'homme est devenu prédateur. L'on retrouve néanmoins les mêmes divisions au sein du clan des " agresseurs " - c'est à dire de celle des deux races qui possède la technologie la plus avancée - et l'obstination de Pawlewski est bien la même que celle du Zdar Zwax, même si leurs motivations n'ont rien de commun.

Pour ne rien gâcher, le roman nous présente un troisième avatar de Jord Maogan : après le soldat et le pilote d'astronef, voici l'agent secret, que l'accomplissement de sa mission amène à jouer le rôle d'un conciliateur, avec pour seul véritable ennemi l'incompréhension mutuelle entre les hommes et les Whums, dont il parviendra finalement à triompher. Un dernier détail : le roman est censé se dérouler en 2060, soit avant Les naufragés de l'Alkinoos, titre auquel il est pourtant fait référence. Coquille de l'imprimeur - il faudrait alors lire 2260 - ou signe d'insouciance de la part de Thirion ?


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