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Internet : une institution indisciplinaire

Publié le 20 janvier 2012 par _

Avertissement : Je choisis aujourd'hui de publier un article que j'avais écrit il y a quelques temps, pressé par l'actualité[1] de la "guerre numérique" qui s'annonce[2].


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À une époque où les révolutions sont au minimum accompagnées par lui[3], où la diplomatie mondiale se trouve perturbée par ses possibilités[4], et où les gouvernements cherchent visiblement à le contrôler[5], il semble légitime de s'interroger sur le fonctionnement d'Internet en tant qu'institution de la société civile. D'autant que cette institution, nouvel instrument de pouvoir social, est également en train de prendre de plus en plus de place dans la vie économique à la fois comme menace et comme opportunité pour les entreprises.
Si en effet certains parlent de « cinquième pouvoir »[6], complétant ainsi la fameuse grille de lecture qui reconnaît en tant que pouvoir, l'exécutif, le législatif, le judiciaire et les médias, je considérerai pour ma part Internet en tant qu'institution du « pouvoir social », les seuls autres pouvoirs étant le pouvoir politique et le pouvoir économique[7]. Mais là où les institutions du pouvoir politique[8] sont des institutions disciplinaires comme l'a montré Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir (Gallimard, 1975), Internet apparaît bien plutôt comme une institution « in-disciplianire » comme je vais tenter de le montrer ici.

Le cadre spatio-temporel du pouvoir disciplinaire
Dans le chapitre consacré à la discipline[9], Michel Foucault trace les conditions spatiales et temporelles du pouvoir disciplinaire, ainsi que les moyens mis en œuvres pour instituer ces conditions et les faire respecter. Ainsi, il y aurait un espace disciplinaire a priori que Foucault appelle « l'art des répartitions » et qui consiste en quatre éléments que je reprendrai dans le détails plus loin : la clôture, le quadrillage, les emplacements fonctionnels et le rang. Du côté du temps disciplinaire a priori qui rend possible le « contrôle de l'activité », on trouve : l'emploi du temps, l'élaboration temporelle de l'acte, la mise en corrélation du corps et du geste, l'articulation corps-objet et l'utilisation exhaustive. Ces deux dimensions disciplinaires – spatiale et temporelle – entraînent ensuite la constitution d'une histoire disciplinaire que Foucault appelle « l'organisation des genèses », et celle d'un mouvement disciplinaire, « la composition des forces ».

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Ce schéma étant posé, reprenons les points un à un et voyons comment s'organise Internet vis-à-vis de ce cadre du pouvoir disciplinaire.


Précisons pour commencer que le discours de Foucault est axé sur les corps et les politiques des corps (« une anatomie politique »), et que la pression du pouvoir disciplinaire tel que l'entend Foucault s'exerce avant tout sur ces objets. Il faudrait réfléchir ici sur ce que Foucault entend par « corps » puisqu'il évoque la possibilité que les techniques qui définissent « un certain mode d'investissement politique et détaillé du corps » puissent tendre à « couvrir le corps social tout entier[10] ». Mais, parce qu'une telle réflexion sur une somatologie foucaldienne – bien que passionnante – m’emmènerait trop loin, j'en resterai à considérer seulement les grandes structures et fonction du pouvoir disciplinaire.

Un espace indiscipliné
Au niveau de l'espace disciplinaire, le premier aspect est la clôture, c'est-à-dire « la spécification d'un lieu hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même ». Or une des caractéristiques d'Internet est précisément d'être un espace ouvert, radicalement non-clos. Un utilisateur d'Internet peut (normalement) communiquer avec l'ensemble des utilisateurs de la planète, son lieu est un horizon en ouverture permanente, qui pousse en avançant. Bien sûr certains gouvernements tentent de créer des clôtures nationales à Internet (comme la Chine[11] ou la Corée du nord[12] par exemple) mais par là on ne fait que souligner une tentative du pouvoir politique pour discipliner Internet, et non décrire un élément essentiel de cette institution qui, fondamentalement, est un espace non-clos.


Un second principe du pouvoir disciplinaire est la « localisation élémentaire » ou quadrillage qui stipule qu'à chaque individu correspond une place déterminée. Or, sur Internet, diverses méthodes allant de la plus simple (utiliser un espace communautaire type Wi-Fi public) à la plus complexe (réseau The Onion Router (TOR), brouillage de l'Internet Protocol (IP), etc.) permettent d'échapper à une localisation précise. De plus, l'organisation dé-centralisée d'Internet et le développement de l'ubiquité des voies d'accès à Internet, s'opposent à tout quadrillage de son espace.


En ce qui concerne le troisième aspect de la discipline spatiale, à savoir les emplacements fonctionnels, là encore Internet offre un décloisonnement de son espace. En particulier à l'ère du Web 2.0, un internaute n'a plus ni rôle ni poste fonctionnels ; il peut être tantôt webmestre, blogueur, commentateur, simple « surfeur », ou encore – une des récentes tendances – « curateur » ou conservateur[13]. Internet n'impose aucun rôle à chacun mais offre à tous la possibilité de tous les occuper.


De cette dernière caractéristique résulte la disparition de tout rang sur Internet. Aucun internaute n'est placé, rangé ou hiérarchisé même si on dit certains plus ou moins « influents ». En réalité un anonyme (ou des anonymes[14]) a (ont) autant de capacités que tous les autres utilisateurs sur Internet. Internet ne classe pas les individus ; au contraire, il leur offre la possibilité d'exister en dehors de leur classe sociale, leur classe d'âge, leur position personnelle ou professionnelle, etc.


Tout cela me pousse à conclure qu'Internet se déploie dans un espace indiscipliné, c'est-à-dire qu'il n'impose aucune discipline spatiale par lui seul.

Un temps indiscipliné
Si on s'intéresse à présent aux conditions temporelles de la disciplinarité, Internet semble une nouvelle fois se distinguer. Internet n'impose en effet aucune gestion du temps ; son utilisation est possible à n'importe quelle heure, de tout temps, et rendrait même possible l'éternité[15], invitant l'information à traverser les époques, les vies, la mort de son producteur, se prolongeant sans cesse, devenant un lieu de stockage infini. Il n'impose non plus aucun rythme : son utilisation peut être lente (page après page), rapide (système d'onglets, de widgets) ou même instantané (flux RSS, tweet, VoIP). D'ailleurs, il n'oblige même pas à occuper effectivement le temps. On peut utiliser Internet sans forcément y faire quelque chose. C'est un outil qui permet l'oisiveté, s'opposant ainsi au principe d’exhaustivité du pouvoir disciplinaire. Internet rend possible le temps inutile, qui ne progresse pas.


Voilà pourquoi je le considère comme une institution « in-disciplinaire », en ce sens qu'il s'oppose à la fois à un espace et un temps disciplinaire. Internet fournit fondamentalement une non-discipline, il est un non-pouvoir, ou plutôt un non-pouvoir politique disciplinaire. Pour preuve, on peut voir comment les gouvernements tentent de le discipliner. S'ils veulent le discipliner, c'est qu'à l'origine, et par essence, Internet est une institution indisciplinaire, échappant par-là même à au pouvoir disciplinaire des États. Toujours en suivant Michel Foucault et son ouvrage Surveiller et punir,  j'aimerais dans la dernière partie de cet article faire allusion à quelques procédés mis en œuvres par le pouvoir politique pour imposer un cadre disciplinaire à Internet.

Les tentatives pour discipliner Internet (et ses utilisateurs)
Foucault identifie trois « moyens du bon dressement » qui permet d'imposer selon un mot de Walhausen, au début du XVIIe siècle, une « droite discipline » : la surveillance hiérarchique, la sanction normalisatrice et l'examen. Or ces trois principes sont justement à la base d'une initiative du gouvernement français pour contrôler Internet : HADOPI (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet). Cette Haute Autorité a en effet des fonctions clairement affichées de surveillance de l'Internet[16], de sanction[17] (baptisée par leur organe de communication « réponse graduée »), et d'examination via des labels[18]. On reconnaît donc bien ici les moyens du pouvoir disciplinaire dont parle Foucault.


Mais ce n'est pas tout : même le désormais célèbre « Panopticon » de Bentham, véritablement aboutissement du pouvoir disciplinaire que Foucault a popularisé, trouve un écho dans des tentatives pour discipliner Internet. Ce principe architectural qui permet de voir sans être vu est en effet le principe d'un récent décret : le « décret relatif à la conservation des données de nature à permettre l'identification de toute personne physique ou morale ayant contribué à la création d'un contenu mis en ligne [...][19] ». Comme son nom l'indique, ce décret vise à assurer au pouvoir politique, via l'institution judiciaire, un regard sur les données personnelles des internautes. Ce nouveau panoptisme a clairement les caractéristiques d'une tentative de discipline en tant qu'il organise un œil invisible et désindividualisé du pouvoir.
Si donc Internet apparaît comme une institution indisciplinaire, les gouvernements réagissent[20] et tentent – notamment en France – de la discipliner. Si ces gouvernements parviennent à leurs fins, Internet perdra son essence d'institution sociale libre et n'imposant aucune discipline. Malgré tout, il semble dans l'essence d'Internet de s'opposer à toute discipline, et des groupes de plus en plus organisés d' « hacktivistes » de type « Anonymous » seront là pour y veiller. Du côté des entreprises, plutôt que chercher à le discipliner, il est temps de comprendre et d'apprivoiser Internet, sans quoi on courrait le risque de se couper de cette institution sociale fondamentale où les clients peuvent être véritablement « rois ».
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[1] http://www.courrierinternational.com/article/2012/01/18/internet-des-lois-qui-font-plutot-pire-que-mieux ; http://www.lefigaro.fr/hightech/2012/01/20/01007-20120120ARTFIG00347-megaupload-sarkozy-se-rejouit-les-hackers-se-vengent.php

[2] Paul Jorion, La guerre civile numérique, Textuel, 2011

[3] http://www.leprogres.fr/politique/2011/03/02/internet-arme-fatale-des-revolutions-arabes-et-cauchemar-des-dictateurs

[4] http://www.lefigaro.fr/international/2010/11/29/01003-20101129ARTFIG00363-la-diplomatie-mondiale-ebranlee-par-wikileaks.php

[5] http://www.news-26.com/cosmopolite/222-france-le-gouvernement-veut-controler-linternet.html

[6] http://www.lexpress.fr/actualite/high-tech/enqu-ecirc-te-sur-le-cinqui-egrave-me-pouvoir_479170.html

[7] Voir : « la loi des trois pouvoirs » in : Jean LHOMME, La grande bourgeoisie au pouvoir (1830-1880), PUF, 1960, page 59 ; ou encore : Nicanor PERLAS, La société civile : le 3e pouvoir, éditions Yves Michel, 2003

[8] On peut sans doute aussi comprendre également l'institution « entreprise » du pouvoir économique comme disciplinaire en tant qu'elle repose sur des normes de conduite (management) et sur le contrôle de l'activité (gestion de la performance).

[9] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, page 157

[10] Ibidem, page 163

[11] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/03/23/pour-les-occidentaux-le-grand-firewall-est-plus-ennuyant-qu-autre-chose_1323490_651865.html

[12] http://fr.rsf.org/internet-enemie-coree-du-nord,36625.html

[13] http://www.cxp.fr/flash-cxp/edito-nouveau-metier-web-curateur-contenus_1021

[14] http://fr.readwriteweb.com/2010/12/14/prospective/les-anonymous-premire-forme-dintelligence-collective/

[15] http://www.lefigaro.fr/web/2010/01/22/01022-20100122ARTFIG00014-la-vie-sur-le-net-est-elle-eternelle-.php

[16] Une des missions est en effet d'« observer l'utilisation licite et illicite des œuvres sur internet ». Voir : http://www.hadopi.fr/faq.html

[17] http://www.hadopi.fr/usages-responsables/nouvelles-libertes-nouvelles-responsabilites/reponse-graduee.html

[18] http://www.hadopi.fr/usages-responsables/nouvelles-libertes-nouvelles-responsabilites/offres-legales-labellisees.html

[19] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=49FC1B694A51971CA4575B3FA1FFE32B.tpdjo12v_2?cidTexte=JORFTEXT000023646852&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id

[20] http://www.numerama.com/magazine/14993-hadopi-belge-le-debit-bride-ou-l-internet-coupe-par-un-juge.html ; http://www.numerama.com/magazine/16531-dark-web-project-la-surveillance-generalisee-d-internet-par-le-fbi.html


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